
Quelle est la première image qui vous est venue en préparant The Chronology of Water ?
Un caillot de sang, du sang coagulé, qu’il est impossible de confondre avec autre chose. Ce sang ne provient pas d’une blessure. Il provient d’un orifice, un orifice dont on fait constamment sentir qu’il ne devrait pas exister ou qu’on ne peut pas le regarder, en parler, en entendre parler, en tirer quoi que ce soit qui ne soit pas volé. J’avais écrit beaucoup d’idées, couché des lignes et des lignes, que l’on ne retrouve pas forcément toutes dans le film. Les images ont en quelque sorte pris le dessus sur l’écriture. Mais la première chose que j’ai écrite sur un bout de papier, c’était : « Je suis devenue de l’eau. » Et aussi : « Peut-on tenir la vie et la mort dans la même phrase ? »
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Votre film parle des traumatismes qui ne passent pas, mais aussi de la façon dont on peut les convertir en art, en écriture. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce sujet ?
Il y a des secrets que l’on garde et qui nous détruisent. Quand je dis « nous », je désigne les femmes, qui accumulent, se nient constamment, se répètent à elles-mêmes de se taire. Certains textes, certaines rencontres, certaines œuvres nous aident à trouver notre voix et nous encouragent à enfin nous écouter. C’est précisément ce que fait The Chronology of Water de Lidia Yuknavitch, d’une manière radicale, entêtante. Ce livre est très populaire, il fait l’objet d’un véritable culte. Il est adoré parce que les gens le perçoivent comme une aide. C’est un canot de sauvetage.
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Votre personnage, librement inspiré du texte autobiographique de Lidia [sorti en 2014 en France sous le titre La Mécanique des fluides] est une romancière complexe, animée par une pulsion de vie mais aussi de mort. Que comprenez-vous d’elle ?
C’est un personnage vorace. Je la vois comme un puits sans fond, gorgée de beaucoup de choses. Elle a développé un désir pour la violence qui ne lui appartient pas entièrement. Nos désirs ne sont pas toujours développés par nous seuls, vous savez… Ils nous sont imposés par des aléas extérieurs, que nous ne pouvons pas contrôler. Avoir un corps de femme dans notre monde, subir les représentations de notre propre corps, subir les conversations qui ont lieu sans nous, et à propos de nous, nous conduit à intégrer la violence, même quand on ne s’y identifie pas. J’ai l’impression d’être en train de vous écrire un poème [rires.] Nous devons nous engager sur ces sujets, et c’est ce que Lidia fait. Ses premières nouvelles [Caverns en 1990 et Her Other Mouths en 1997, ndlr] sont si violentes, si frappantes, si magnifiquement poreuses… Elles vous aspirent et vous permettent de vous projeter dans toutes les crevasses, les expériences indicibles, même si vous ne pouvez pas vous identifier à tous les détails. J’ai eu l’impression que cette femme criait quelque chose que j’avais intériorisé depuis longtemps. J’ai eu envie de me joindre à cette sorte de cri rebelle… Et je ne suis certainement pas la seule dans ce cas. Je suis persuadée que si je me sens comme ça, c’est que beaucoup d’autres personnes le ressentent.
On a le sentiment que vous avez voulu détruire les codes habituels du biopic, en imposant un collage d’images parfois proche de l’expérimental, de l’abstraction. Pourquoi ?
Oui, le film ne raconte pas tellement la vie de Lidia. Il parle de nous, collectivement. Je ne voulais pas d’une intrigue, plutôt d’un mélange d’expériences rassemblées par quelqu’un qui essaie de revendiquer une identité et son corps. La seule façon d’honorer le livre était d’autoriser le film à avoir sa propre vie. Le film est fait de souvenirs cousus, éphémères. Il ressemble à un rêve que je ne contrôlerais par complètement. Je n’ai pas essayé d’être fidèle au livre, mais malgré tout, je pense que c’est une adaptation fidèle. Il fallait que la forme soit aussi révolutionnaire que le livre. Et attention, je ne qualifie pas le film de « révolutionnaire »… Je ne suis pas en train de m’autoproclamer. Je voulais que chacun puisse s’investir, se projeter, car c’est la seule raison pour laquelle on regarde des films : pour ressentir des expériences étrangères à nous, qui nous dépassent.

Vous avez beaucoup recours à des images de couture, de scarification, de cicatrice.
Mon personnage se blesse parce qu’elle veut imprimer sa douleur à l’extérieur. Comme Lidia, le film devait avoir des cicatrices, que l’on peut lire comme du braille corporel. Et la lecture peut être différente pour chacun. Je ne veux pas du tout imposer l’histoire. Je veux juste que les gens la ressentent, se sentent encouragés à s’écouter, à se regarder et à saigner en public.
Vous avez mis des années à écrire puis à produire ce film. Pourquoi, selon vous ?
Parce que personne ne veut écouter les femmes, leurs histoires. Ce n’est pas vendeur. Parce que c’est un « sujet difficile ». Mais si je n’ai jamais abandonné ce projet, c’est parce que je voulais montrer aux gens qu’il peut être libérateur, voire drôle, de parler de ces sujets douloureux. C’est amusant, de révéler des secrets. C’est drôle, je me demande si je devrais dire ça sur le film mais oui, le film raconte aussi que c’est drôle, non, de se célébrer soi-même, de se regarder jouir ? C’est jouissif de regarder des fluides jaillir, sans en être gêné, et sentir que la réappropriation de cette honte peut se transformer en une chanson étonnante, bruyante, que l’on peut chanter ensemble. Et ça, c’est un film.