
Caméra subjective, fermetures en iris ou plans vus à travers le trou d’une serrure… Votre film décline plusieurs effets très forts pour nous immerger dans la subjectivité de vos héroïnes [le film, qui débute au début du XXe siècle et s’achève après la pandémie de Covid, suit les mères, filles et sœurs d’une même famille, ndlr.] Comment se sont imposées ces images, ces dispositifs ?
Par l’empathie, pure et simple. Je voulais que l’on se transpose dans la peau de ces femmes, avec un regard subjectif et assumé. Il fallait tout ressentir à travers les yeux de ces quatre femmes. Pour ça, j’ai pensé à faire de cette ferme, de ce lieu intemporel, un endroit où elles auraient vécu à différentes époques [le film a été tourné dans l’Altmark, région rurale de l’Allemagne rattachée à la RDA après la Seconde Guerre mondiale, ndlr.] Ces protagonistes représentent une multitude de perspectives et recréent une mémoire commune, un souvenir collectif.
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En voix-off, on entend l’une de vos héroïnes dire : « Étrange d’avoir mal à quelque chose qui n’est plus là. » Comment cette déclaration éclaire-t-elle votre film ?
J’aime parler d’une douleur-fantôme. Elle représente le leit-motiv de mon film. C’est une douleur qui se transmet de génération en génération comme une malédiction, mais que l’on n’arrive pas toujours à formuler, à exprimer en paroles, en mots. Les corps, eux, perçoivent ou ne perçoivent pas cette douleur qu’ils portent en eux à travers leurs ancêtres. C’est ce qui est terrible : la souffrance, même incomprise, se lègue.
Votre film oscille entre une esthétique naturaliste, des reconstitutions minutieuses de chaque époque, et des emprunts au film de genre, notamment à l’horreur. Cette maison de campagne, que l’on ne quitte pas pendant les quarante premières minutes du film, ressemble à une maison hantée.
Il y a quelque chose de cet ordre. Je tenais à cette atmosphère particulière, qui s’apparente aussi à de la claustrophobie. Nous avons écrit le scénario sur place, sur le lieu de tournage, pour s’imprégner de son essence. Avec cette idée de traverser les époques, pour mieux intégrer, percevoir cette ambiance un peu glauque. C’était très important de rester à huis clos pour faire ressentir la simultanéité des vécus, des ressentis. Mais que l’on saisisse aussi, dans un même mouvement, la nuance entre ces vécus. Certaines générations ont subi des drames, des choses profondes, quasi existentielles, marquées par la religion, d’autres ont vécu des aventures plus profanes et légères.

Vous filmez plusieurs rituels funéraires, notamment cette tradition des photographies post-mortem, très répandues au XIXe siècle, qui permettait de photographier les morts en leur donnant l’allure de vivants. Pourquoi avoir mobilisé cette technique dans votre film ?
La représentation post-mortem des vivants m’a toujours fascinée. Il faut savoir que nous avons tourné au fin fond de la campagne profonde. On s’est inspiré d’images, de documents historiques, à l’époque où la région était encore en République démocratique allemande, dans les années 1980. Avec mon équipe, on s’est aperçu que dans cette région, souvent, les gens n’ont même pas de quoi se payer un photographe pour immortaliser leur famille. Lorsqu’il y avait des décès, on demandait aux professionnels de ces techniques de capturer leurs morts comme des vivants. C’est une façon de se dire : mon corps continue de vivre, on ne perçoit plus la démarcation entre la fin de la vie et la mort.
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Dans votre film, le son précède l’image, le mixage annonce la catastrophe, le mal être, la chute. Rien n’est dit par le dialogue, le traumatisme est inscrit dans les silences et les bruits. Est-ce ainsi qu’il faut comprendre le titre, Sound of Falling ?
J’ai vraiment pensé le son comme une anticipation aux images. Le sujet fort du film, c’est le souvenir. Avec cet usage du son, je voulais créer un effet de décalage, de déplacement. Pour moi, toute la narration se déroule comme si, des décennies plus tard, des êtres revenaient sur terre, rétrospectivement, pour revivre le dernier moment de leur vie – ou le premier. Toutes les héroïnes du film se remémorent des instants cruciaux de leur existence, à travers celle de leurs ancêtres.

Comment avez-vous pensé la structure mentale, extrêmement complexe, de votre film, avec ces sauts dans le temps, ces échos entre les époques, ces allers retours, ces chocs et ces permanences ?
L’architecture du film était bien présent dans mon esprit dès l’écriture. Par contre, au moment du tournage, nous avons tourné certaines séquences dont nous ne savions pas comment elles feraient sens, comment elles s’emboîteraient. C’est un travail qui s’est fait au montage, pour relier les images, les impressions, le dicible et l’indicible, créer un pont entre les images concrètes, et celles qui relèvent du rêve. Ces personnages sont nos ancêtres, qui transmettent des flots d’images, même des idées. Je suis persuadée qu’inconsciemment, par associations, par lapsus, par actes manqués, nos ancêtres nous lèguent des choses invisibles.
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