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Héloïse Pelloquet : « Je suis intéressée par l'ambiguïté du sentiment humain »
- Justine Carbon
- 2024-07-15
[INTERVIEW] [TOUTE PREMIERE FOIS] Monteuse, scénariste et réalisatrice, Héloïse Pelloquet sortait en 2022 son premier long métrage, « La Passagère », une chronique naturaliste vibrante, dans laquelle la cinéaste mettait en scène la rencontre entre deux êtres que tout oppose. Un schéma amoureux déjà à l'œuvre dans son court « Côté cœur » (2018), diffusé sur Arte dans le cadre de sa collection « Les courts des grands ». On l'a rencontrée pour l'interroger sur ses premières fois cinéphiles.
Cet article fait partie de notre nouvelle rubrique intitulée « Toute première fois ». Elle réunit des entretiens avec des figures du septième art (cinéastes, acteurs et actrices…) aujourd’hui reconnues. Dans un exercice de réminiscence, elles et ils nous racontent leur jeunesse, leurs premiers émois cinéphiles, ou leurs premières expériences avec la caméra.
Y a-t-il une œuvre fondatrice dans votre cinéphilie ?
Je ne pense pas, car ma cinéphilie s’est construite petit à petit. Mes parents étant assez cinéphiles, il y a toujours eu des films à la maison, notamment des cassettes. Vous avez un poster des Demoiselles de Rochefort [de Jacques Demy, ndlr] derrière vous, et c’est typiquement un film que j’ai beaucoup regardé petite fille. Je regardais les films de Jacques Demy, mais aussi de Jean Cocteau. Il y a aussi Les Enfants du paradis de Marcel Carné que j’aimais beaucoup petite. Après, il y a eu Titanic [de James Cameron, ndlr]. J’avais 10 ans à peu près quand il est sorti. Et ça a été un sacré choc, comme pour beaucoup de gens de ma génération.
Je pense que c’est vraiment le moment où j’ai ressenti dans ma chair la puissance du cinéma. C’était certes un phénomène de mode, mais l’expérience de la salle mêlée à la puissance de la fiction, c'était quelque chose. Il y a vraiment eu un avant et un après. Au lycée, j’ai commencé à me construire ma propre cinéphilie. J'ai découvert la Nouvelle vague française, mais aussi les films de Federico Fellini, car je me suis vivement intéressée au cinéma italien ce qui m’a également permis de découvrir Ettore Scola.
Le premier film vu au cinéma/à la télé ?
En salle, c’est sûr que c’est Titanic. Et il y a aussi la découverte d’Alien de Ridley Scott car je l’ai vu assez jeune, à 11 ans. Ça m'a énormément marquée, non pas parce que j’avais peur, mais parce que c’était extrêmement puissant. J'ai eu envie de le revoir à l’infini, notamment grâce à la force du suspense dans le film. J’étais fascinée par le fait que, bien que le monstre soit très tôt révélé, il y ait quand-même un suspense tout au long du film, car le monstre continue d’évoluer et on ne sait jamais quelle apparence il aura.
Un film pour raconter la jeunesse ?
J’ai du mal à faire des classements, car beaucoup de films se répondent. Mais celui qui m’a peut-être le plus touchée et qui justement ne propose pas une analyse mais un sentiment, c’est Les Merveilles d’Alice Rohrwacher. Ce film est très connecté à ce sentiment d’être une jeune fille et une jeune femme - les attentes, les envies, ce sentiment d’être à la fois effrayée et attirée vers l’avenir. Il y a à la fois une forme de nostalgie de l’enfance et un attrait pour le monde d’après.
Quel souvenir gardez-vous de votre premier tournage ?
Mes premiers tournages ont en commun d’avoir pour la plupart été tournés en mer. Et c’est peut être ce souvenir qui est marquant, car on était constamment soumis aux aléas de la météo. On partait longtemps en mer pour pêcher, car les personnages de marins pêcheurs pêchaient réellement. J’ai trouvé ça assez magique de voir, lors d’un tournage de 12 heures en mer, toute l’atmosphère évoluer d’heure en heure, il pleut, il ne pleut plus. Je crois que c’est l’apprentissage de tout ce qu’on ne peut maîtriser qui m’a marquée. J’ai cherché après à ne pas tout maîtriser car l’imprévu est souvent plus riche que ce qui est prévu et mes tournages en mer me l’ont appris.
La mer est d'ailleurs aussi bien présente dans Côté coeur (2018) que dans votre premier long métrage La Passagère (2022), puisque la plage et le monde marin forment un espace propice au récit d’initiation. Que représente cet environnement pour vous ?
Ces deux films ont aussi en commun de se passer sur une île. Et c’est peut-être davantage l’enfermement, ou plutôt la micro société qui m'intéresse. Il y a bien sûr quelque chose de romantique dans ces lieux, puisque j’essaye avec mes films de travailler à la fois le romanesque et le naturalisme et pour ce faire la mer crée un lien entre les deux. Souvent mes personnages sont des professionnels de la mer, donc s’il y a quelque chose de très pragmatique et de naturaliste c’est leur travail. Mais il y aussi le romantisme qu’évoque l’océan, son caractère mystérieux, sensuel. Après, c’est aussi intime car j’ai du mal à écrire des histoires prenant place dans des territoires que je ne connais pas. Jusqu’à maintenant, j'ai toujours filmé à Noirmoutiers, où j’ai grandi. Non pas par chauvinisme, mais parce que j’ai besoin d’avoir un lien avec l’endroit où je filme.
Vous avez toutefois choisi de créer une île fictive dans La Passagère. Pourquoi ?
C’était justement dans cette recherche de romantisme, j’avais envie qu’il s’agisse d’une île de fiction. Je voulais créer l’île que je voulais. Je ne voulais pas me poser la question de la cohérence géographique. Quand je dis que j’ai besoin d’avoir un lien intime avec mes lieux de tournage, ce n'est pas dans un but de reconstitution. Je ne veux pas forcément que les gens reconnaissent ces lieux, c’est plus pour me guider dans l’écriture. Après, je m’impose de reconstituer de manière juste le vécu de ces habitants, sans pour autant les situer géographiquement.
Dans ces deux films, les relations que vous mettez en scène renversent les attendus. Dans le récit initiatique de Maryline (Côté coeur), cette dernière n'est pas une jeune vacancière amourachée d’un saisonnier, c’est justement l’homme qu’elle va rencontrer qui est un touriste. Et dans le cas de Chiara (La Passagère), vous prenez le contre-pied des représentations habituelles de l’adultère. Était-ce important pour vous de détourner ces stéréotypes ?
Cette idée était plus réfléchie dans La Passagère à vrai dire. Lorsque j'ai écrit Côté coeur, ces sujets étaient peu présents dans les préoccupations sur l’écriture et le cinéma, c’est pré-MeToo à vrai dire. On se posait bien sûr ces questions avant le mouvement, mais après lui, elle ont beaucoup plus été formulées. Donc quand j’ai écrit La Passagère, je me suis demandé quelle serait la représentation nouvelle et intéressante pour moi, laquelle pourrait manquer. Et je me suis rendu compte que les femmes qui commettent des adultères dans la fiction sont souvent de grandes bourgeoises, c’est Lady Chatterley ou Madame Bovary. L’adultère, c’est un peu un luxe de bourgeoises qui s’ennuient et ça peut donner des histoires très intéressantes au demeurant. L’adaptation de Lady Chatterley (2006) par Pascale Ferran est un film magnifique, par exemple. Mais bon, je voulais raconter cette histoire au travers d’une femme qui n’a pas le loisir de penser sa condition amoureuse et son bonheur. Une femme qui travaille.
Après, ça ne m'intéressait pas beaucoup de raconter quelque chose de binaire. Je suis intéressée par l'ambiguïté du sentiment humain, donc justifier son adultère par l'attitude de son mari ne me semblait pas pertinent. J’ai constaté que dans le cas d’un adultère féminin, il faut toujours une raison pour la femme et cela relève de la morale, or, ça n’était pas mon sujet. Donner des justifications à Chiara amène d’office le film sur le terrain moral alors que je le voulais amoral. Voilà mon cheminement. C’est vraiment venu pendant l’écriture, au fur et à mesure. Et pour Côté coeur, c’était plus inconscient, même si la scène finale nous a posé des questions pour la mise en scène, car elle est à la fois violente et érotique. Il fallait vraiment trouver la justesse pour que ça ne soit ni trop chaste, ni trop glauque.
Chiara est également une ouvrière de la pêche, alors que son amant Maxence est un jeune issu de la bourgeoisie. Pourquoi créer une distinction sociale entre eux ?
La réflexion est partie du personnage de Maxence. Je trouvais intéressante la figure de ce jeune bourgeois qui fantasme le travail manuel. Cela crée à la fois des obstacles entre Chiara et lui mais aussi des passerelles. C’est-à-dire qu’elle a une forme d'admiration pour lui, liée peut-être à un complexe social, qui dans un premier temps l’éloigne de lui et qui finit par l’attirer. Et dans le cas de Maxence, j’avais envie qu’il ait cette aisance de classe, une sorte d’aplomb. Selon moi, cette aisance est soit naturelle soit liée à la classe sociale, en particulier dominante. Un truc de gamin bourgeois à l’aise dans toutes les situations car il fait partie des dominants. Ça peut le rendre agaçant, mais aussi séduisant car il a confiance en lui. La confiance n’est bien sûr pas intrinsèque à la bourgeoisie, mais ça peut y prendre part. Pour moi, Maxence a une forme de culpabilité de classe car il a grandi dans un milieu protégé. Il veut découvrir le monde et cela passe notamment par sa relation avec Chiara.
Maryline dénote au sein des autres jeunes avec son apparence androgyne et avec ses hauts colorés et unis, elle rappellerait presque la bande-dessinée. Quant à Chiara, c’est une femme de 45 ans à la carrure sculptée par les années de travail. Comment réfléchissez-vous à l'apparence de vos personnages ?
Oui c’est important ! D’ailleurs, Imane Laurence, pour Mailyne, s’est vraiment coupée les cheveux. On a aussi travaillé sa démarche et on a réfléchi aux costumes et à l’absence de maquillage. Avec elle, je voulais vraiment une femme qui n’a pas les codes de la séduction mais qui souhaite séduire. C’est ce qui la rend touchante. Et puis sans me le formuler clairement, je n’avais pas envie d’avoir le même type de femme « poupée », j’avais envie de voir une femme plus ronde ou moins « jolie », ce qui est déjà à l'oeuvre pour les acteurs mais moins pour les actrices. Dans le cas de Cécile de France pour Chiara, c’était vraiment une affaire de crédibilité. Ce personnage passe sa vie en mer depuis 20 ans et ça n’aurait vraiment pas été crédible sans ce corps musclé.
Bien que vos héroïnes soient ancrées dans leur territoire, vous choisissez de créer une rupture, à un moment donné, entre elles et leur environnement. Maryline est l’objet de moqueries par les autres jeunes de son bourg et Chiara est rejetée lorsque sa relation avec Maxence est révélée. Est-ce que pour vous la rupture avec la terre natale est un passage obligé ?
Alors c’est marrant que vous parliez de ça par rapport à la terre car je ne l’ai jamais pensé comme ça même si c’est vrai. C’est plutôt une affaire de communauté. Marilyne aimerait s’intégrer mais elle se retrouve en marge. En fait, elles sont toutes les deux en marge. Ces solitudes sont assez profondes et elles me touchent. Après, Chiara le fait presque exprès car elle sait qu’en ayant cette relation elle s’isole des autres.
Le sujet de l’intégration, de la manière dont on s’intègre ou non est très présent dans les récits que j’aime. Pour revenir à Chiara, le fait qu’elle soit étrangère, puisqu’elle est belge, fait qu’elle se retrouve adoptée par cette communauté. Donc je voulais voir avec cette idée à quel point dès lors qu’elle faute, selon les gens, elle redevient à leurs yeux la femme de son mari et plus précisément l’étrangère. C’est déchirant, mais je trouve ça assez réel.
Pour découvrir Côté coeur, rendez-vous sur Arte.tv.
Image : La Passagère © Bac Films