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Sara Dosa : « Katia et Maurice Krafft vivaient une sorte de triangle amoureux avec les volcans »

  • Léa André-Sarreau
  • 2022-07-17

Pendant plus de vingt ans, Katia et Maurice Krafft ont parcouru les volcans les plus dangereux du monde, en couple, caméra à la main. Inspirée par l’humour et par la philosophie de ces célèbres volcanologues alsaciens, morts ensemble au cours d’une éruption du mont Unzen en 1991, la cinéaste américaine Sara Dosa retrace leur passion dévorante dans un documentaire incandescent, « Fire of Love ».

« À quoi vous pensez quand vous êtes sur un volcan ? » demande, dans une archive télé, une journaliste aux deux volcanologues. « Katia ne parle que de manger, parce que c’est ce qui l’intéresse », répond malicieusement Maurice à propos de son épouse, qui se bidonne à côté. Ce passage de Fire of Love résume bien l’esprit rieur et tout feu tout flamme qui agitait cet incroyable couple de scientifiques, qui a passé sa vie, lune de miel comprise, sur les volcans – jusqu’à leur mort en 1991. Mariés en 1970, les Alsaciens décident dans la foulée de ne pas faire d’enfant et de dédier leur vie à leur passion, sillonnant les plus impressionnants volcans du monde (cent soixante-quinze sur l’ensemble de leur carrière).

Parés de leurs combinaisons de protection argentées et coiffés de leurs identiques bonnets rouges, les Krafft n’ont eu de cesse de s’approcher au plus près du danger, comme l’attestent les innombrables heures de rushs qu’ils ont tournés – et parfois subtilement mis en scène, comme le montre le documentaire de Sara Dosa. Véritable tête brûlée, Maurice a carrément vogué sur un lac d’acide en Indonésie et rêvait de descendre en canoë une coulée de lave en fusion de 15 kilomètres. Katia n’était pas la dernière non plus quand il s’agissait de relever des défis, à condition qu’ils fassent avancer les connaissances.

Constatant les périls que faisaient courir les volcans aux populations – notamment après l’éruption du Nevado del Ruiz en Colombie en 1985, qui a fait plus de 20 000 morts –, le travail du couple a évolué vers toujours plus de pédagogie, avec la réalisation de programmes vidéos accessibles à tous. Leurs travaux scientifiques ont permis la mise en place de politiques de prévention et d’évacuation en cas de menace d’éruption. La cinéaste Sara Dosa revient pour nous sur cette fascinante histoire d’amour et sur les images folles tournées par le couple.

« Le fou est celui qui a tout perdu, sauf la raison. » Comment cette phrase de l’écrivain anglais G. K. Chesterton, citée dans le film, éclaire-t-elle selon vous la personnalité des Krafft ?

Cette phrase cristallise la philosophie de Maurice. Il avait conscience que son mode de vie pouvait choquer, que certaines personnes le trouvaient fou. Être si près de forces destructrices, c’était sa façon de se sentir en vie, de donner du sens à son existence. Il n’y a pas de logique, de raison derrière tout ça, seulement un pur sentiment, une quête de sens. D’après les collègues français de Katia que nous avons interrogés, elle était un peu différente. Elle était courageuse, mais son envie était de voir tous les volcans avant de mourir. C’est comme si Katia voulait d’une relation à long terme, alors que Maurice était excité par l’immédiateté.

Votre documentaire expose l’attrait pour le danger qui motive les Krafft. Comment comprenez-vous cette pulsion de mort ?

Le spectacle d’un volcan en éruption, c’est une expérience qui touche au sublime, avec ce mélange de terreur et d’éblouissement. J’en ai vu un l’an dernier en Islande, et pour moi cela ressemble à ce que les gens décrivent comme une expérience religieuse divine. Au-delà de la recherche scientifique, il y a le désir de percer un mystère insondable, que l’on sait inaccessible. Katia et Maurice savaient qu’ils ne perceraient pas ce secret, mais cette quête les a conduits à rencontrer des gens, à produire du sens, à toucher l’incroyable.

Les Krafft sont morts ensemble, tués par une coulée du mont Unzen, au Japon, en 1991. En quoi votre formation d’anthropologue vous a-t-elle aidée à appréhender leur histoire sans tomber dans le voyeurisme ou la curiosité mal placée ?

Dans mon cursus, j’ai beaucoup travaillé sur la façon dont les êtres humains aiment donner du sens aux choses. En tant que cinéaste, j’aime aussi mettre en évidence les liens que les humains tissent avec la nature. Katia et Michel savaient à quel point la nature peut être une chose puissante. Ils utilisaient la caméra pour communiquer la sensibilité de la terre, en révélant ce que les volcans ont d’esthétique, de cinégénique, de photographique. L’anthropologie m’aide à m’interroger sur l’articulation entre l’écologie, la politique, les relations aux autres – autant de thèmes que l’on retrouve dans le travail des Krafft, pour qui les volcans étaient chargés d’une dimension humaniste. L’important, c’était de ne pas juger Michel et Katia – c’est leur état d’esprit qui a guidé notre film.

« Fire of Love » de Sara Dosa

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Votre précédent documentaire, The Seer and the Unseen, était un portrait de Ragnhildur « Ragga » Jónsdóttir, une voyante islandaise persuadée de communiquer avec les elfes. Les Krafft partagent avec elle une croyance presque magique en une nature animiste. Est-ce un hasard ?

Pas tout à fait ! Je suis fascinée par la façon dont les humains interprètent la nature par le prisme du langage, de l’allégorie, du mythe. Dans Fire of Love, ce canal d’expression est d’abord scientifique, mais aussi visuel et spirituel : Katia et Maurice mettent en scène leur amour, lui donnent littéralement corps à travers une imagerie. Ils offrent aussi une postérité à cette puissance rebelle de la Terre. Nous vivons une époque où notre planète est attaquée, en pleine crise climatique. J’ai donc l’impression que leur travail peut faire partie de ces conversations sur le pouvoir de la Terre à un moment où nous avons vraiment besoin.

« Je ne suis pas un cinéaste », affirme Michel. Cette phrase est ironique quand on voit à quel point il aimait cadrer, zoomer, dispatcher des effets romanesques… Les Krafft étaient-ils autant metteurs en scène que scientifiques ?

Absolument ! Ils étaient des cinéastes brillants. Ils sont largement réputés pour leur apport scientifique ; j’ai l’espoir qu’ils le soient aussi pour leur art. Il se dégage de leur regard une grande sensibilité. J’ai vu ces rushs des milliers de fois, et chaque fois je me demande comment ils ont pu donner à leurs images cette dimension fictionnelle, esthétique. Je pense qu’ils étaient très intelligents et très joueurs – ils savaient qu’ils étaient bons dans ce qu’ils faisaient mais, leur ultime plaisir, c’était de vivre près des volcans et d’observer les éruptions. La photographie et le cinéma étaient des outils pour poursuivre ce mode de vie. Vendre des livres, faire des conférences dans le monde entier leur a permis de financer ces aventures, tout en contribuant à la science.

Les Krafft avaient 20 ans au moment de la Nouvelle Vague. Pensez-vous que leur style en soit inspiré ?

Oui, nous l’avons tout de suite remarqué. Leur rapport fusionnel aux mots, leur façon d’écrire des carnets à la première personne, dans un style très littéraire, évoque la narration des films de François Truffaut. Erin Casper et Jocelyne Chaput, les monteurs, se sont inspirés du montage par analogie de la Nouvelle Vague, beaucoup utilisé par Jean-Luc Godard [montage métaphorique qui permet de raccorder deux plans présentant une similitude de forme, de couleur ou de composition, ndlr]. Les films de la Nouvelle Vague parlent d’existentialisme, de triangles amoureux – or Katia et Maurice se questionnent sur le sens de leur quête, vivent une sorte de triangle amoureux avec les volcans… Cette parenté a influencé le style de notre documentaire, que nous ne voulions pas académique. C’est aussi une façon de montrer que les Krafft avaient conscience d’inscrire leurs archives dans la postérité, d’écrire leur propre légende.

Comment donner forme aux plus de deux cents heures de rush en 16 mm, sans compter les photos et documents, laissés par les Krafft ?

C’est devenu un vrai challenge, surtout parce que ces images sont tellement impressionnantes qu’elles se suffisent à elle-même. Dès le départ, nous étions séduits par l’idée d’écrire une histoire d’amour. Ce cadre nous a servi de guide, de fil rouge pour opérer la sélection. Dans un des nombreux livres qu’il a écrits, Maurice dit : « Entre Katia et les volcans, c’est une grande histoire d’amour. » Je dirais que nous avons essayé de traduire, d’adopter par les images le langage amoureux des volcans : les étincelles quand on rencontre quelqu’un pour la première fois, l’ébullition dans le ventre, les sensations physiques qui accompagnent la naissance d’un sentiment…

Votre film montre aussi que Maurice et Katia s’étaient construit une personnalité afin de parler au grand public. Qui étaient-ils derrière cette image ?

Ils étaient très doués pour se mettre en scène dans les médias, non pas de façon inauthentique, mais parce qu’ils connaissaient l’utilité de leur image publique. Elle leur a servi à révéler leur don pour la pédagogie. Grâce à eux, le public et les gouvernements ont été sensibilisés aux dangers des volcans, ont intégré les politiques de prévention et d’évacuation.

Si vous pouviez poser une question aux Krafft aujourd’hui, ce serait quoi ?

Selon moi ils ont vécu sans regrets. Ce que m’ont confirmé tous leurs amis et leurs collègues. Mais j’aimerais leur poser la question pour en avoir le cœur net ! J’aimerais aussi connaître leur film préféré, leur chanson préférée… Il existe un étrange sentiment, qui nous rend proches d’eux, et en même temps nous ne savions rien de leur relation sentimentale. Nous nous sommes faits à l’idée que c’est un mystère – tout comme ils avaient accepté de ne pas tout connaître des volcans.

Vous faites alterner au montage des images lyriques et spectaculaires de volcans en éruption avec des scènes plus quotidiennes de repas, d’attente. Pourquoi ?

Il fallait montrer ce que le mode de vie des Krafft pouvait avoir de fou. Michel a cette phrase mémorable dans le film : « Si je pouvais manger des pierres, je ne descendrais jamais des volcans. » Il voulait réellement faire du sommet des cratères leur maison.

Maurice et Katia Krafft (image extraite du film)

Fire of Love, de Sara Dosa (1h33). Documentaire. mk2 Films, CGR Events. En salles le 14 septembre.

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