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QUEER GAZE · « Arracher la tapisserie » par Sofia

  • Timé Zoppé
  • 2023-04-21

Cette semaine, carte blanche à Sofia (@veuxtuvoilà), vidéaste, autrice et réalisatrice lesbienne que l’on a découverte avec sa superbe vidéo d’analyse du déchirant « Aftersun » de Charlotte Wells, publiée sur Youtube en mars. Elle a répondu à notre invitation par un texte très émouvant sur la manière dont le teen movie Le Monde de Charlie, avec Emma Watson et Ezra Miller, a changé sa vie.

Queer Gaze est la rubrique de notre journaliste Timé Zoppé sur le cinéma LGBTQ+.

Dans le reflet d’une vitre, la caméra saisit le visage de Charlie. Elle dézoome lentement, laissant apparaître son corps dans le cadre, en amorce. Une image double d’un personnage en train d’écrire sur sa vie dans son journal, accompagnée d’une voix off, la sienne, qui nous révèle ses pensées. L’ouverture de The Perks of Being a Wallflower (Le Monde de Charlie en VF) contient déjà ce qui fait le film : un personnage en quête d’identité, perdu, qui tente de comprendre ce qui le traverse et la marge qu’il habite.

Quand je regarde Charlie, le protagoniste principal - incarné par Logan Lerman - de ce teen movie sorti en 2013, adaptation du livre du même nom et réalisé par l’auteur de l’ouvrage, Stephen Chbosky, je me sens vue comme devant peu d’autres films. C’est un adolescent anxieux, habité par la dépression, qui peine à sortir de l’isolement social, étrangé à son corps, sans ami, un adolescent brisé par ce que le film nous révèlera au fur et à mesure : l’inceste, et le deuil après le suicide de son meilleur ami.

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Ce trouble anxieux dévore Charlie. Les premiers pas qu’il fait en entrant en seconde sont pénibles, maladroits. On sent que quelque chose ne va pas. Constamment isolé en bordure de cadre ou mis à la marge par la faible profondeur de champ des longues focales qui le coupent de son environnement, il semble porter le poids entier du monde au creux des bras. Et puis, tout à coup, tout change : la main tendue de deux amis plus âgés, en terminal, va venir sortir Charlie de l’eau, le sauver de la noyade.

Cette main, c’est celle de Sam, jouée par Emma Watson. Cheveux courts post-Harry Potter, avec sa dégaine d’homosexuelle, plus belle que jamais, elle transperce l’écran. Pleine d’empathie, complètement dysfonctionnelle dans ses relations amoureuses, mais d’une chaleur rare en amitié, elle sauve Charlie en le prenant sous son aile. Elle incarne parfaitement le genre de filles qui forgeront mon parcours lesbien.

A ses côtés, Patrick, incarné par Ezra Miller, un jeune pédé qui se bat contre l’homophobie qui l’entoure. Ezra Miller, avant l’éclatement d’affaires l’impliquant [notamment l’agression d’une femme dans un bar islandais en 2020 et des ordonnances restrictives pour deux filles de 12 et 18 ans en juin 2022, ndlr], c’est un.e acteurice qui a marqué mon parcours lesbien. Une personne ouvertement queer, non-binaire, très provocatrice et à l’aise avec ces questions-là alors qu’iel commençait à se faire un nom au sein d’Hollywood, et dont la liberté et l’audace ont participé à forger l’homosexuelle que je suis. Sans ellui et les mots qu’iel posait sur sa vie avec une telle aisance, je ne sais pas si je serai parvenue à poser les miens. Quelque part, comme Charlie, iel a participé à sortir ma tête de l’eau.

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C’est en prononçant cette phrase au détour d’une soirée à la lumière brûlante, “Welcome to the island of misfit toys”, que Sam sauve donc Charlie, après qu’elle a appris pour le suicide de son ami. Qu’accompagnée de Patrick, elle offre une nouvelle vie et ouvre de nouvelles perspectives à ce garçon brisé. Comme pour lui dire « Bienvenue chez les TPG » [« trans pédés gouines », ndlr] sans jamais que le film ne l’explicite particulièrement.

Cette phrase, ce sauvetage en règles d’un jeune Charlie au fond du trou par ce duo plus homosexuel que jamais, elle m’arrache toutes les émotions du monde, à chaque fois. C’est que si Ezra Miller a participé à me sauver, si Emma Watson a incarné quelque chose de mon désir lesbien, concrètement, dans ma propre vie, personne n’est venu me secourir de la sorte. Personne n’est venu me réveiller au sein de mon adolescence tourmentée, aucune main tendue pour me maintenir à la surface.

Parce que, oui, ce personnage d’anxieux, Charlie, c’était moi à cet âge. Je l’ai incarnée, j’ai porté le costume à la perfection, c’était un rôle de composition. J’habitais le poids de mon lesbianisme enfoui, de ma solitude queer, de mon isolement face à l’hétérosexualité et son monde. J’étais une ombre, collée au mur du gymnase, observant la foule danser sous les néons.

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C’est que ces personnages d’adolescents anxieux, à l’écran, quand je les regarde, je me sens représentée comme à peu d’autres moments dans ma vie. C’est Charlie, certes, mais c’est aussi Kayla dans The Eighth Grade. C’est aussi Rue dans Euphoria. C’est aussi Stevie dans Mid 90s ou encore Todd dans Le Cercle des poètes disparus. Il y a quelque chose dans la trajectoire de ces personnages qui se révèlent à eux-mêmes et au monde qui me rappelle les processus tant du coming out que, surtout, celui du coming in, de se le dire à soi-même. Même si nombre de ces œuvres demeurent en vérité parfaitement hétérosexuelles, j’ai appris à voir à travers les craquelures ce qu’elles disent de nous. J’ai appris à chérir leurs récits.

Et, comme Charlie, j’aurai aimé être sauvée moi aussi. Par Ezra Miller et Emma Watson. Que cette meuf aux cheveux courts se dévoue, au lycée, pour me dire que tout allait bien se passer, que quelqu’un allait m’aimer, allait prendre soin de moi. Si je pleure tant devant The Perks of Being a Wallflower, c’est parce qu’à l’époque, en regardant le film, j’assistais à ce sauvetage sans bouée pour me protéger, sans maître-nageur pour me sortir de l’eau. Je regarde Charlie être sauvé pendant que je me noie, les reflets de l’eau devant mes yeux brouillant l’image, tordant la lumière sur le grand drap blanc.

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Aujourd’hui, je me suis sauvée. J’apprends encore péniblement à nager. Je suis entourée. Je connais la direction. Je la connais parce que ce film a été un phare dans la nuit. Il a su me guider, me montrer que c’était possible, me faire croire en la suite, me faire éviter l’iceberg. Je ne sais pas s’il m’aurait été autant aisé de trouver le lesbianisme sans lui. En regardant Le Monde de Charlie, je crois que j’entendais pour la première fois qu’un jour, moi aussi je crierai du David Bowie sous un tunnel. J’entendais que, moi aussi, j’existerai les poumons pleins d’air et les cheveux au vent. Que je trouverai mon Ezra Miller et mon Emma Watson. J’entendais que, un jour, promis, je vivrais ce que c’est, pour une minute ou plus, le fait de se sentir réellement infinie.

Images (c) SND

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