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Baloji : « La poésie, c’est la politesse du désespoir. »

  • Margaux Baralon
  • 2023-11-24

[PORTRAIT] On le connaissait rappeur, styliste, réalisateur de clips et même un peu pubard. Le voici désormais cinéaste. Le Belgo-Congolais Baloji signe « Augure », un premier long métrage remarqué, couronné du prix Nouvelle voix de la sélection Un certain regard au dernier Festival de Cannes. Rencontre avec un artiste complet et insatiable, qui explore avec un onirisme délicat le deuil, la famille et le poids du patriarcat.

Il a eu la délicatesse de replier ses deux mètres pour s’asseoir sur une chaise. Et encore, deux mètres, c’est compter sans le large chapeau de feutre noir qui couronne cette silhouette gracile, enveloppée dans un trench clair. Baloji est donc à peu près à notre (petite) hauteur, posé au bout d’un canapé sur lequel il nous invite à nous asseoir… ou plutôt à nous allonger. « Allez-y, dites-moi tout, la séance peut commencer. » Imitation de psychanalyste, rire cristallin. On touche là aux deux passions du réalisateur belgo-congolais d’Augure, premier long métrage mystique. D’abord, l’art de naviguer d’un métier à un autre. Ensuite, la volonté d’aller déterrer tout ce qui s’enfouit : le passé, les traumatismes individuels, les névroses collectives.

Son film est d’ailleurs né de cela : le décès du père. « J’avais besoin de raconter le deuil impossible et la réconciliation entre ceux qui restent. » Dans Augure, Koffi (Marc Zinga) rentre au Congo pour présenter sa femme enceinte à une famille qu’il n’a pas vue depuis longtemps. Il est accueilli à bras ouverts par sa sœur, mais son père est introuvable et sa mère le repousse. Quatre portraits d’hommes et de femmes rejetés se dessinent au milieu de la poussière, de la violence et de tableaux oniriques. Difficile de ne pas y voir une autofiction : son prénom, qui signifie « sorcier » en swahili, Baloji l’a longtemps traîné comme un boulet ; dans son film, Koffi doit à une tache de naissance sur son visage des accusations de sorcellerie. L’artiste, arraché au Congo par son père alors qu’il n’avait que 3 ans, n’a pas vu sa mère pendant plus de deux décennies avant de renouer avec elle ; Koffi et la sienne finissent par se comprendre enfin. Mais l’artiste balaie tout parallèle trop intime. « Le personnage dont je suis le moins proche, c’est Koffi. Ma réconciliation était différente. D’ailleurs, j’en ai fait une chanson, “Inconnu à cette adresse”. »

Car, au départ, c’est bien la musique qui a permis à ce déraciné de trouver sa voie et d’exprimer ses identités multiples. Dans les rues de Liège, à l’aube du XXIe siècle, le rap le sort de la petite délinquance. Deux albums avec le groupe Starflam plus tard, MC Balo envoie balader la formation comme la musique. Mais, lorsque sa mère le voit dans un clip sur MCM Africa, elle lui envoie une lettre. Ils se retrouvent, et survient le désir de lui chanter une réponse. En 2008, son premier album solo, Hôtel Impala, raconte toutes les ambiguïtés d’une vie entre deux continents et deux cultures. Comme s’il fallait tout résumer à un être cher absent trop longtemps.

DU RÊVE À l’ÉCRAN

Et le cinéma, dans tout ça ? Il y a d’abord des rôles dans Bullhead (2012) puis Binti (2019). « J’ai à la fois un rapport très charnel aux textes, qui me vient de la musique, et au fait de les interpréter, analyse Baloji. J’ai travaillé dans la mode, dans la scénographie et j’ai un grand amour pour la photo. Le cinéma, c’est ce truc improbable où toutes ces disciplines peuvent se rencontrer. » Logiquement, l’homme au chapeau a enfilé plusieurs casquettes sur le tournage. Réalisateur, compositeur de la bande originale, costumier.Côté musique, Baloji a écrit quatre disques pour épouser le point de vue de chacun des quatre personnages. Enfin, « on a fait des choses un peu folles, comme faire venir des costumes de La Nouvelle-Orléans pour créer un supposé folklore congolais qui n’existe pas ».

Parce qu’Augure penche plus du côté du rêve que du naturalisme. « La poésie, c’est la politesse du désespoir. Elle me permet d’aborder des sujets durs de façon moins factuelle. » Tirant les fils du manque d’amour filial et du rejet de la maternité, le film fait apparaître « cette société patriarcale qui pèse comme une chape de béton au-dessus des personnages ». Augure montre des mères, des sœurs, prises au piège de codes misogynes. Des êtres englués dans des croyances archaïques et aliénantes. Le long métrage s’éloigne alors de son ancrage congolais pour épouser un propos universel. « Il me semble que la société française est aussi prompte à ramener les femmes à leur fonction de procréation, tranche Baloji. Et on vient quand même de voir un Vélodrome rempli de catholiques [pour la venue du pape à Marseille, ndlr]. Le cadre religieux est omniprésent dans nos sociétés. Mon film reste un drame social, mais son réalisme magique permet l’évasion. » Même la géographie s’est pliée aux pouvoirs du cinéma, le tournage ayant eu lieu dans deux villes espacées de trois mille kilomètres.

Il a fallu de l’organisation pour boucler un tel projet en seulement vingt-trois jours. Cela tombe bien, de la musique, Baloji a tiré la discipline, un « rapport presque athlétique à son métier » pour encaisser quatre-vingts concerts par an. Une méthode aussi, « intro, développement, conclusion », qui vaut sur la partition comme pour un scénario. La scénographie, il l’a travaillée en réalisant des publicités et des clips. Mais ce côté touche-à-tout a d’abord été un handicap. « Le système de financement du cinéma belge est très fermé aux gens qui viennent d’autres domaines. Le fait d’être musicien ne m’a pas aidé », regrette celui qui aura mis onze ans à accoucher de son premier long métrage. Le temps d’essuyer trois refus sur trois projets différents.

Pour Augure, ses deux premiers passages devant la Commission du cinéma belge se sont aussi soldés par un échec. « La troisième fois, j’ai arrêté d’être gentil. Je leur ai montré que j’avais autofinancé mes courts métrages, qu’ils devaient me respecter. » À Cannes, le film reçut des applaudissements et le prix de la Nouvelle voix dans la catégorie Un certain regard. Puis une nouvelle reconnaissance avec sa sélection pour représenter la Belgique aux Oscar. Baloji s’en étonne et s’en amuse. « Je suis avant tout congolais, donc ça crée un sentiment un peu schizophrène. » Surtout, il ne perd pas de vue, déjà, le long suivant. « C’est mon obsession numéro un, parce que cette industrie accepte les gens comme moi plutôt comme des sensations. Il faut s’inscrire dans la durée, développer une signature, une identité narrative et visuelle. » Comme un Yórgos Lánthimos, qu’il adore, un Barry Jenkins ou un Steve McQueen. Leur point commun, selon lui ? « Ils savent pourquoi ils ont absolument besoin de faire ce qu’ils font. Si tu ne sais pas pourquoi tu fais un film, tu le perds. »

Augure de Baloji, Pan (1 h 30), sortie le 29 novembre

Portrait : Jana Van Brussel pour TROISCOULEURS

Photogrammes (c) Pan Distribution

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