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Derek Jarman plasticien

  • Quentin Grosset
  • 2019-12-19

C’est l’un des cinĂ©astes britanniques les plus importants, et pourtant il reste mĂ©connu en France. Pourfendeur virulent du thatchĂ©risme et engagĂ© très tĂ´t dans la lutte contre le sida (il fut l’une des premières personnalitĂ©s anglaises Ă  rĂ©vĂ©ler sa sĂ©ropositivitĂ©), Derek Jarman (1942-1994) a accompagnĂ© le mouvement punk (Jubilee, 1978) et a signĂ© des relectures queer des mythes religieux (Sebastiane, 1976, intĂ©gralement tournĂ© en latin) ou de l’histoire anglaise (Edward II, 1992) qui paraissent aujourd’hui toujours aussi enragĂ©es et envoĂ»tantes. Artisan d’une Ĺ“uvre composite (il a signĂ© des dĂ©cors pour l’outrancier Ken Russell, a rĂ©alisĂ© des clips de The Smiths ou de Pet Shop Boys, a Ă©crit Chroma, un livre sur les couleurs), il montre un goĂ»t pour l’artifice et la théâtralitĂ© qui se retrouve dans ses peintures. Très rarement montrĂ©es, celles-ci font l’objet d’une exposition Ă  l’Irish Museum of Modern Art de Dublin. On a demandĂ© Ă  Didier Roth-Bettoni, spĂ©cialiste de son Ĺ“uvre et auteur de Sebastiane ou Saint Jarman, cinĂ©aste queer et martyr (ErosOnyx), de les dĂ©couvrir, et de les commenter.

Self-portrait, 1959, huile sur toile, 76,2 x 63,5 cm

« Je trouve qu’on sent une vraie volontĂ© dans cet autoportrait que Derek Jarman a rĂ©alisĂ© autour de ses 18 ans. Ă€ l’époque, il se destine Ă  des Ă©tudes d’art, malgrĂ© les rĂ©ticences de son père, officier de la Royal Air Force. Dans ce tableau, il y a une sensualitĂ© très forte, une vraie affirmation de soi et dĂ©jĂ  une façon de jouer sur les contrastes. MĂŞme s’il n’a pas encore trouvĂ© son mode d’expression, on n’est pas dans les registres uniques du figuratif ou du naturalisme. C’est Ă©mouvant de voir le travail d’un crĂ©ateur en herbe. »

Landscape with a Blue Pool, 1967, huile sur toile, 151,8 x 202,6 cm

« Ses premières peintures sont asexuĂ©es. Le corps en est absent, au profit de formes gĂ©omĂ©triques, d’aplats de couleur… Il va falloir attendre les annĂ©es 1970, pendant lesquelles il s’emparera du cinĂ©ma, pour que l’homoĂ©rotisme arrive. 
En Grande-Bretagne, l’homosexualitĂ© est un dĂ©lit puni par la loi jusqu’en 1967. Ce n’est pas facile pour un jeune homme d’affirmer son dĂ©sir. Sa rencontre avec l’excessif Ken Russell, pour qui il va concevoir des dĂ©cors [notamment pour Les Diables, 1971, ndlr] sera peut-ĂŞtre le dĂ©clencheur d’un tournant dans son esthĂ©tique. »

Sowers and Reapers, 1987, huile et techniques mixtes sur toile, 35,6 x 30,5 cm

« Après avoir appris sa séropositivité, Jarman se retire souvent dans son cottage acquis en 1986 à Dungeness dans le Kent, entre une centrale nucléaire et la mer. Sur la plage, il collecte des objets perdus dont il fait à la fois un jardin et des tableaux constitués de bric et de broc comme celui-ci. Les graines rappellent ce jardin, son œuvre ultime poussant dans un lieu 
improbable et désolé. Il incarne la permanence de la vie malgré la mort au travail. Aujourd’hui, il est visité à la fois par les 
fans de Jarman et par les amateurs de jardinage. »

Morphine, 1992, huile sur photocopie sur toile, 251,5 x 179 cm

Fuck Me Blind, 1993, huile sur toile, 251 x 179 cm

« Ce sont deux tableaux des annĂ©es 1990 : il a dĂ©jĂ  du mal Ă  tenir un pinceau et Ă  visualiser les couleurs, car il commence Ă  perdre la vue d’un Ĺ“il. C’est la pĂ©riode des slogans paintings oĂą il joue sur des aplats de couleur et sur des dĂ©nonciations de la manière dont les malades du sida sont traitĂ©s et du libĂ©ralisme ambiant. Il y a une dimension très « actupienne » – mĂŞme si Act Up n’existait pas en Angleterre, il y avait l’asso OutRage! â€“, dans le sens oĂą sa culture militante travaille beaucoup sur le visuel pour interpeller les pouvoirs publics. »

Ombre de Derek Jarman devant un photogramme de Blue (1993)

« Comme dans ses premières peintures, le corps est absent de cet ultime film de Jarman, qui figure juste un Ă©cran bleu. Et, en mĂŞme temps, il est omniprĂ©sent. Ă€ travers les voix off de ses amis, qui lisent des extraits de ses journaux intimes ou des poèmes, il fait ressentir le corps tel que le vit un malade du sida. C’est une vision de lui perdant la vue : on est rarement mis dans cette position en tant que spectateur. Ces voix semblent l’invoquer alors qu’il est encore lĂ . Cette dimension mystique, très angerienne est une part importante de toute son Ĺ“uvre. »

« Derek Jarman PROTEST! », jusqu’au 23 fĂ©vrier au Irish Museum of Modern Art (Dublin)

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  • derek jarman
  • Irish Museum of Modern Art

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