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Manuel Attali, distributeur : « Ce qui nous meut tous les jours, c’est le sensoriel. »
- Timé Zoppé
- 2022-01-21
La diffusion du cinéma de Patrick Wang, des frères Quay, de Guy Maddin en France, c’est eux. Manuel Attali et Fabrice Leroy ont cofondé en 1999 ED Distribution, au catalogue de films rares et pointus (début décembre, ils ont sorti l’incandescent « Ham On Rye » de Tyler Taormina). Par téléphone, le très rock’n’roll Manuel Attali est revenu sur sa conception singulière du métier, le modèle particulier de ED et ses meilleurs souvenirs de carrière.
Dans notre rubrique ENGAGÉ•E•S, on donne la parole à une personnalité du cinéma ou de la culture. Ils et elles nous racontent leurs engagements à travers les moments-clé de leur parcours.
Comment êtes-vous devenu distributeur et éditeur de films ?
J’ai fait des études de communication puis une spécialisation en cinéma. J’ai commencé par faire de la régie sur les tournages, j’ai voulu être comédien, réalisateur, écrire des critiques pour Télérama... Ensuite, j’ai fait un stage de trois mois dans une boite de production et j’ai rencontré Fabrice. On s’est bien entendu, nos goûts musicaux étaient proches. On a chacun continué nos activités, et puis un jour, sur un coup de tête, je lui ai proposé de monter une boîte ensemble. Il m’a dit « banco ».
J’ai flippé comme une bête pendant six mois, jusqu’à ce qu’on nous propose Careful de Guy Maddin [produit en 1992, ndlr], Les Habitants d’Alex van Warmerdam [également produit en 1992, ndlr] et un super film grec, Le Montreur d’ombres de Lefteris Xanthopoulos [produit en 1991, ndlr]. A l’époque, comme on est chômeurs, on a le droit à des aides de création d’entreprise, on avait un peu d’argent chacun de notre côté. On se dit que Les Habitants est le plus apte à être lancé. En effet, c’est un coup de pied dans la fourmilière : on fait 45 000 entrées sur trois copies de 35 millimètres. C’est complétement délirant ! Pourtant, à l’époque, le discours était déjà : « C’est horrible, les gens viennent plus en salles arts et essai ». On a été vus comme des sauveurs de la profession.
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Lire l'interviewQue veut dire le ED du nom de l’entreprise ?
Il y a deux versions. A l’époque, on avait dit à un ami, qui était projectionniste au Grand Action, qu’on se lançait dans la distribution. Pour se foutre de notre gueule, il nous a répondu : « vous allez sortir des films pour 3€50, vous devriez appeler ça “ED distribution“ », comme le discount de l’alimentation. On l’a pris au mot : « Bouge pas mon pote ! » La version de Fabrice, qui est aussi vraie, c’est qu'à l’époque où on crée la boîte en 1995, plein de petits cinémas fermaient à Paris et étaient remplacés par des magasins ED. Sauf que, vingt-sept ans après, on est toujours là et la marque ED n’existe plus, c’est devenu Dia. On considère qu’on a gagné notre combat.
Qu’est-ce qui vous meut, vous donne envie de faire ce métier ?
De découvrir des films vers lesquels je ne serais certainement pas allé. Je pense que si je n’avais pas fait ED, je n’aurais pas vu le tiers de ce qu’on a sorti. Les rencontres, aussi. D’abord avec des réalisateurs, des personnes extraordinaires avec qui on est devenus amis. D’ailleurs, ces dernières années on a dû faire la promo de gens qu’on ne rencontre pas et j’espère que ça va changer sur les prochains films. Et puis nous faire plaisir. Bien-sûr, parler à la presse, remplir des salles, mais quand même avoir des spectateurs avec qui on échange. C’est ce côté relation humaine, discuter, rigoler, rencontrer des gens qui fait le plaisir.
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Lire l'interviewSi vous deviez le décrire en quelques mots, le résumer : à quoi tient votre engagement ?
Par rapport à d’autres boites de distribution, le fait que le film soit vieux ne nous embête pas du tout. On n’est pas dans le « tout de suite, maintenant ». On vient de la musique avec Fabrice, alors il faut que le film nous parle de la même manière qu’un morceau, c’est ce qui nous représente le plus. Il ne faut pas qu’on ait à réfléchir. On le voit, on prend un truc dans l’estomac, on fait : « Putain, j’adore », et si personne d’autre le prend, c’est pour nous. Avec d’autres distributeurs autour d’un film, ce n’est pas un combat. Par ce que nous, ce qui nous meut tous les jours, c’est le sensoriel.
Économiquement, comment faîtes-vous ?
Déjà quand on sort un film, c’est hyper abstrait. On bosse longtemps dessus en amont, et puis au bout d’un moment on le balance dans l’espace et il ne nous appartient plus. Les trois-quarts du temps, on se prend un bide, et c’est assez violent. On a réussi il y a quelques années à changer complétement grâce à Patrick Wang et à sa vision des choses. On a été ramené à la vie quand on a sorti son diptyque A Bread Factory. En une nuit on a perdu notre envie et on l’a retrouvée. On fait une avant-première du premier volet au mk2 Beaubourg. On est dix dans la salle avec Patrick. Et là, c’est dur. On est archis déprimés dans un bar à côté, j’ai envie de chialer.
Mais Patrick sort de la salle et il était super content, il dit : « C’est génial, j’ai parlé avec dix personnes ! » Je lui dis que c’est horrible, qu’on en attendait 150. « Oui mais elles étaient tellement passionnantes, ces dix personnes ! » Le lendemain, on s’est réveillés avec une patate ! On s’est dit : on a oublié ce que c’était de prendre du plaisir, maintenant on va essayer de sortir des films en en prenant le maximum. On gagne tout ce qu’on aura pu extraire comme bonheur entre le moment de décider de le sortir et le jour de sortie. Après, ça marche, c’est du bonheur, ça ne marche pas, tant pis. Depuis trois ans, on a cet état d’esprit.
« A Bread Factory Part 1 : Ce qui nous unit » de Patrick Wang : art thérapie
Lire la critiqueED est aussi devenu au fil du temps un éditeur de DVD. C’est une prise de position importante, dans le paysage actuel, avec la dématérialisation des films. Pourquoi voulez-vous aussi défendre les films en DVD ?
Travailler avec un DVD, c’est génial, vous avez un objet entre les mains. Vous les rangez dans une armoire et vous voyez votre collection, et ça fait la différence. Quand on a commencé, c’était le seul moyen de faire continuer la vie d’un film. Parce que le film sort, il a deux mois d’exploitation et après il disparait. Il n’y avait pas le streaming.
Ça nous fait perdre la moitié de notre chiffre d’affaires chaque année, mais pour nous il n’y a pas de raison de s’arrêter. Je ne suis pas d’accord pour que ça n’existe plus ; il y a toujours des gens qui nous écrivent, qui achètent des DVDs. Beaucoup moins, mais y’a aucune raison, et surtout pas le streaming, pour nous pousser à arrêter de faire ça.
« Ham on rye » : vague à l’âme
Lire la critiqueEst-ce qu’il y a des films dont vous êtes particulièrement fier ?
Avec Patrick Wang, quand on a sorti In the Family, on a découvert une humanité totalement incroyable. Quand il a fait Le Secret des autres, qu’on aimait moins, on s’est demandé si on allait le distribuer, mais je ne pouvais pas supporter que ce soit quelqu’un d’autre, à cause de ma relation avec Patrick. C’était trop douloureux. On décide de l’accompagner à nouveau, il est sélectionné à l’Acid à Cannes et il se trouve que le film est un carton : on sort de la salle à 20h, et deux secondes après, le compte Twitter des Inrocks tweete : « Chef d’œuvre ! ».
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Lire l'interviewEt ça part, on passe une super soirée dans un restaurant à Cannes, c’est la fiesta ! On fait 25 000 entrées. Et il y a la fois où les frères Quay sont revenus à Paris, en 2019, pour ressortir Institut Benjamenta - qui a vingt-cinq ans, il est de 1995. La salle du Reflet Médicis est pleine à craquer de gens jeunes. Les frères sont hyper émus. A la fin de la projection, la salle se rallume, on leur demande : « Vous vous y attendiez ? ». Stephen avait les larmes aux yeux : « Vous nous laissez deux secondes ? On pourra répondre à la première question après ». Ils étaient déboussolés. C’était extraordinaire.
Image : Ham on Rye de Tyler Taormina (c) Ed Distribution