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Luana Duchemin, Marie Lemarchand, Noée Abita et Louise Orry-Diquero : « La concurrence entre actrices est un mensonge créé par les dominants. »

  • Léa André-Sarreau
  • 2024-03-19

Membres de l’Association des acteurices (L’ADA), Luana Duchemin, Marie Lemarchand, Noée Abita et Louise Orry-Diquero appellent à réinventer les conditions de tournage. Dans le sillage d’un MeToo français relancé par la prise de parole de Judith Godrèche, elles dénoncent les dysfonctionnements profonds d’un cinéma français où l’écrasante notion d’auteur et la glorification des violences minent les imaginaires.

L‘ADA (Association des acteur.ices) a été fondée en 2022 à l’initiative de plusieurs comédiennes (Suzy Bemba, Zita Hanrot, Ariane Labed et Daphné Patakia), afin de d'améliorer les conditions de tournage, et de lutter contre les violences sexistes et sexuelles et l'ensemble des discriminations sur les plateaux.

Malgré une timide exportation de MeToo en France – #Balancetonporc, les prises de position d’Adèle Haenel, la plainte de Charlotte Arnould et celles d’autres femmes dans d’autres milieux – le cinéma français semble résister à ce mouvement. Comment expliquez-vous ce retard ?

Marie Lemarchand : La culture française – pas seulement le cinéma – érige en art de la séduction ce qui est de l’ordre de la domination. La drague, l’esprit chevaleresque sont souvent invoqués pour déguiser des entreprises de soumission de l’autre. Idem dans la culture pop, qui érotise la violence envers les femmes et les mineur.es. En France, on trouve les Anglo-saxons puritains, on les accuse de vouloir contractualiser toutes les relations ; que l’autre puisse avoir son mot à dire semble être une hérésie culturelle.

Luana Duchemin : Aux Etats-Unis, la mise en examen d’Harvey Weinstein a débouché sur une condamnation par la justice [en 2017, le New York Times publie des témoignages de femmes accusant Harvey Weinstein de harcèlement sexuel pendant près de trois décennies. En 2020, il est condamné par le tribunal de New-York à 23 ans d'emprisonnement pour agressions sexuelles et viol. En 2023, il est de nouveau condamné à seize ans de prison à Los Angeles pour des faits similaires, ndlr]. Symboliquement, c’est marquant. Pour l’instant, dans notre pays, nous avons un président de la République qui déclare en plein déploiement de la parole, que Gérard Depardieu fait la fierté de la France. [Lors d’une émission de C à vous le 20 décembre 2023, Emmanuel Macron a déploré la "chasse à l'homme" dont l'acteur serait l'objet depuis la diffusion d'un Complément d'enquête dans lequel on l'entend tenir des propos obscènes envers les femmes. L’acteur est mis en examen depuis décembre 2020 pour viols et agressions sexuelles sur la comédienne Charlotte Arnould. Depuis, plusieurs femmes ont témoigné et/ou porté plainte contre lui pour des faits similaires, ndlr]. En France, le cinéma constitue une élite intellectuelle, dans le pur héritage du XIXe siècle, et elle continue de jouir d’impunité.

« Le métier d’acteur, et surtout d’actrice, est sans doute l’un des seuls que l’on aborde sous l’angle romantique ou érotisant. » Marie Lemarchand

M.L : Au nom de la liberté de créer, on pourrait soi-disant user de tous les moyens. Toute limite est perçue, voire vécue comme un bridage des imaginaires. Par exemple, en formation ou sur les plateaux, un.e acteur.ice est souvent encouragé.e à fouiller dans sa vie personnelle et intime. C’est un outil possible, si on y consent ; mais ce n’est pas le seul, et surtout il ne faut pas que ça devienne une injonction. Notamment parce que ça peut réveiller ses propres blessures, voire ses traumatismes. Or, on peut tout fabriquer, et croire à ce qu’on fait et vit, sans raconter notre réalité ni se faire mal. Le ou la réalisateur.ice doit avoir conscience de ça. C’est aussi dû aux héritages intellectuels de l’après-guerre et de mai 68, très marqués par la psychanalyse, qui ont introduit dans le cinéma un vocabulaire qui alimente un espace de confusion, volontaire ou non. Parler du désir du réalisateur pour son actrice peut très facilement dériver vers l’idée qu’un réalisateur doit être amoureux de son actrice, voire coucher avec elle, pour que ça fonctionne. On ouvre alors un vaste champ de possibles manipulations.

Noée Abita : Je me souviens d’un projet que je devais faire, avant de me retirer. Je recroise plus tard le réalisateur, je le félicite pour le film. Il me dit qu’il est très content du résultat, puis : « Tu sais, ça a été comme une rupture amoureuse pour moi »… Au cinéma, utiliser le champ lexical amoureux, de la séduction, est monnaie courante.

M. L : Le métier d’acteur, et surtout d’actrice, est sans doute l’un des seuls que l’on aborde sous l’angle romantique ou érotisant.

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Selon vous, il existe une conception spécifiquement française du jeu d’acteur qui encourage cette confusion ?  

Louise Orry-Diquéro : Aux Etats-Unis, le travail de l’acteur.ice est considéré comme un “vrai” métier, car la préparation d’un rôle peut s’étaler sur des mois, voire des années. Mais aussi parce que les acteur.ice.s sont syndiqué.es. En France, ce n’est pas le cas. Avoir une meilleure connaissance de ses droits permet de les revendiquer. Le savoir est une arme : il protège. C’est pour ça - entre autres - qu’avec l’ADA, nous souhaitons prendre nos responsabilités, et appelons nos collègues à se syndiquer. 

L. D : La notion d’auteur est cruciale pour saisir la spécificité française, qui fait de l’acteur un être évanescent, dont l’âme serait capturée par le créateur. Les acteur.ices se forment au jeu, certain.es ont fait des écoles nationales. C’est une passion, mais aussi un travail, qui mérite d’être exercé dans un environnement sécurisant. 

N. A : D’ailleurs, certain.es réalisateur.ices ne savent pas diriger les acteurs. C’est le résultat d’une méconnaissance du jeu, alors qu’il a été étudié par Constantin Stanislavski [metteur en scène russe, auteur de La Formation de l’acteur, 1990, ndlr] ou Krytian Lupa [metteur en scène polonais, ndlr]. Iels savent écrire, travailler l’image, les lumières. Mais concernant la direction d’acteur, c’est le flou total. Cela permet des interstices où se glissent des abus. Pour les scènes d’intimité, la responsabilité est renvoyée aux acteur.ices. Le metteur en scène leur dit : « Voyez entre vous, faites ce que vous voulez ». Certain.es incitent leurs acteur.ices à lier une intimité amoureuse ou sexuelle, pensant que ça leur servira à l’image. D’autres terrorisent des enfants pour arriver à leurs fins.

L. O-D. : La pratique du casting sauvage m'interroge. D’un côté, cela permet d'ouvrir les portes du cinéma à des personnes d’horizons très divers, qui n'imaginaient pas y avoir accès. C’est précieux. Mais ça nécessite davantage d’encadrement. Le cinéma est un métier de paillettes, qui promet beaucoup mais peut être destructeur pour celles et ceux qui ne se destinaient pas à cette vocation. Le casting sauvage véhicule cette idée que le cinéma vient chercher et révèle quelque chose de l’acteur.ice qu’il ou elle ignorait de lui-même. Or, jouer c’est jouer, ce n’est pas être dépossédé.

« Dialoguer, se solidariser autour d’expériences communes a fait émerger une force incroyable. » Luana Duchemin

Judith Godrèche a déclaré que Benoît Jacquot instaurait sur ses tournages un système d’isolement des actrices, qui ne se parlaient pas entre elles. Avez-vous vécu ce phénomène ?

L. D : Une domination pyramidale est à l’œuvre, c’est certain. Avec la création de l’ADA en 2022, des actrices ont pu se réunir pour la première fois au sein d’une association, déconstruire les idées préconçues autour de cette mise en concurrence féminine. Dialoguer, se solidariser autour d’expériences communes a fait émerger une force incroyable, pleine de joie, de respect et de bienveillance.

L. O-D. : D’ailleurs, on observe une grande complicité entre les acteurs sur les plateaux de tournages alors qu’entre les actrices, le dialogue est empêché. Prendre conscience de cet isolement volontaire nous a finalement rapprochées. Si on a souhaité nous isoler, c’est bien qu’ensemble, on est plus fortes. Avant, quand je croisais des actrices à un casting, je me sentais malgré tout en concurrence. Aujourd’hui, tout est différent. Quand je croise une fille, je croise une soeur. Une alliée. Ça me rend fière et heureuse. 

N. A : La concurrence entre actrices est un mensonge créé par les dominants. L’idée qu’elles puissent se comparer, se jalouser, arrange celle.eux qui détiennent le pouvoir. C’est une façon de nous placer dans un état de fragilité, de demande, de supplication face à eux.

M. L : Surtout, nous savons bien qu’en disant non en admettant qu’on en ait la possibilité nous courons le risque d’être blacklistées. Combien de filles sont sorties du système complètement détruites ? C'est un métier où les candidates sont nombreuses, les agresseurs peuvent recommencer avec d’autres et sévir pendant des années. Le temps que l'on passe à nous diviser, les hommes réalisateurs, acteurs, producteurs prospèrent. C’est une vaste affaire masculine.

Quelles mesures soutient l’ADA pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles dans le milieu du cinéma ?  

L. O-D. :  L’ADA est née du désir de protéger les actrices à travers une structure associative syndiquée. Aujourd’hui, nous sommes 75 membres. Nous organisons des réunions bienveillantes et confidentielles. Chacun.e y vient avec l’envie et le besoin de témoigne, ou d’écouter des témoignages.

L. D : Notre rôle est aussi de rappeler qu’il existe des instances capables de prendre en charge la parole, d’accompagner les victimes. Nous valorisons ces structures, redirigeons vers des avocat.es en cas de plainte. Nous sommes une main tendue, un levier de confiance.

L. O-D. :  On dit aux victimes : « On vous croit, et maintenant qu’on est une armée à vous croire, d’autres vont vous écouter ». Cette protection doit aussi passer par une démocratisation du métier de coordinateur.ice d’intimité [personne chargée de l'intégrité physique et morale des acteurs sur un tournage, notamment en accompagnant l'écriture et la mise en scène des scènes de sexe, ndlr]. Lorsqu’un.e acteur.ice expose son corps nu, il faut que tout le monde sur le plateau ait en tête cet adage : « Tout ceci semble vrai mais est faux ». Il faudrait pouvoir ne serait-ce que parler d’une scène de sexe ou de baiser avec un réalisateur. On pense que les acteurs sont des gens exubérants, à l’aise. Mais embrasser pendant des heures quelqu’un qu’on ne connaît pas, sans médiation, sans que le réalisateur nous ait présenté, peut être gênant. Ensuite, il faut instaurer un référent harcèlement qui soit neutre, qui ne soit pas payé par les producteurs, afin d’éviter tout conflit d’intérêt.

N. A : Je pense que ce travail devrait aller au-delà des scènes d’intimité. Il faut aussi protéger les techniciens et techniciennes sur le plateau. Par exemple, certaines scènes d’intimité ou d’émotion forte peuvent faire écho à des traumatismes. Il devrait y avoir un accompagnement pour tous.tes. 

L. O-D. : Le consentement émotionnel doit être systématique : il y a des frontières émotionnelles au-delà desquelles on n’a pas le droit de s’aventurer.

L. D :  On peut aller tellement loin si on s’autorise un dialogue sincère, équilibré et sain. Aux Etats-Unis, pour certaines scènes de sexe, tout est cadré dans le contrat. Je ne dis pas qu’il faut à tout prix faire ça. En même temps, c’est confortable de savoir comment un sein va être filmé, avec quelle échelle de plan. On lit souvent au scénario : « Ils font l’amour tendrement, sauvagement ». Qu’est-ce que cela signifie ? Il y a mille façons de jouer l’intimité, de jouir. Pourtant, on en retrouve souvent la même représentation à l’écran. Cette stéréotypisation s’installe parce qu’on ne convoque pas de pluralité d'expériences. Il ne s’agit pas d’annuler des représentations, mais d’élargir les imaginaires.

N. A : Pour ma part, je ne sais pas si j’ai envie de valider les scènes de sexe au montage.  Mais ça n’appartient qu’à moi. Mais, il faut que ce droit de regard existe et soit systématique pour que chacun.e conscientise ces enjeux et les répercussions qu’il peut y avoir et qu’une discussion constructive naisse.

Devant le sénat, l’actrice Judith Godrèche a demandé la constitution d’une « commission d’enquête sur les violences sexuelles et sexistes dans le milieu du cinéma » et également « le retrait » de ses fonctions à la présidence du Centre national de la cinématographie (CNC) de Dominique Boutonnat. Qu’en pensez-vous ?

L. D : Comment peut-on confier la mission de lutter contre les violences sexuelles et sexistes dans le cinéma à quelqu’un qui est lui-même inquiété sur ces questions ? C’est schizophrène. [Dominique Boutonnat, le Président du CNC, est accusé d’agression sexuelle par son filleul, alors âgé de 21 ans, qui a porté plainte en octobre 2020. Présumé innocent, Dominique Boutonnat, qui conteste les faits, sera jugé en juin 2024, ndlr.]

L. O-D. : Il faut savoir que c’est le CNC qui lit les scénarios, attribue les financements, subventionne les récits…

M. L : Le retrait de Dominique Boutonnat avait déjà été demandé par une partie de la profession au moment de sa reconduction à la tête du CNC, en 2022. Qu’il y ait été confirmé est un choix politique qui écrase la parole de celles et ceux qui parlent.

L. D : On est en droit de s’interroger : l’Etat incite au dépôt de plainte, mais tient par ailleurs un discours et fait des choix qui vont à l’encontre de cette libération de la parole. C’est extrêmement violent pour les personnes victimes d’abus.

L. O-D. : Emmanuel Macron a aussi fait marche-arrière sur la CIIVISE [Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, créée en mars 2021, ndlr] avec la non-reconduction d’Edouard Durand [ex-coprésident de la CIIVISE, écarté de la commission en 2023, ndlr]. Sans oublier qu’il ne respecte pas son devoir de neutralité lorsqu’il déclare que Gérard Depardieu rend fière la France [dans l'émission C à vous du 20 décembre 2023 sur France 5, Emmanuel Macron a déclaré que l'acteur avait "fait connaître la France, nos grands auteurs, nos grands personnages dans le monde entier (…)" et qu'il rendait "fière la France", ndlr]. Tout cela donne le sentiment d’un système malade, fait d’impunité.  

M. L : D’ailleurs, les travaux de la CIIVISE ont montré que les violences sexuelles faites aux enfants sont massives, et que le fait d’être victime dans l’enfance prédispose à subir de nouvelles agressions à l'âge adulte. Le problème des violences sexuelles trouve une de ses racines à cet endroit : c’est donc là qu’il faut s’en saisir. Or, l’Etat tente de remettre le couvercle.

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La prise de parole de Judith Godrèche aux César a été soutenue par quelques réalisatrices (Justine Triet, Audrey Diwan), mais peu relayée par des hommes du milieu du cinéma. Comment expliquer ce silence ?

N. A : Malheureusement, je ne suis pas étonnée de ce silence. Pour que l’homme soit capable de répondre, il faudrait d’abord qu’il ait reconnu sa position de pouvoir assignée à la naissance.  Qu’il reconnaisse ce qui fait la masculinité dans notre société, et qu’il se dise : « Je n’en veux plus ». C’est un renoncement gigantesque lorsqu'on a les pleins pouvoirs, surtout depuis toujours. Mais c'est tellement nécessaire à cette révolution. Comme l’a dit Anna Mouglalis, « c’est une question de santé publique » [dans une émission de C l'hebdo le 20 janvier 2024, ndlr].

L. D : Cette réponse des hommes, on l’attend. Car le sexisme est systémique. C’est une problématique qui doit donc être prise en charge par l’ensemble de la société pour évoluer, tout comme le racisme. En tant qu’actrice blanche, je dois avoir cette lecture intersectionnelle et questionner mes endroits de privilèges.

L. O-D. : Le travail d’auto-éducation est nécessaire, pour avoir une lecture globale de toutes les oppressions : la grossophobie, l’homophobie, le racisme... Lire des essais d’autrices non blanches, lesbiennes, faire un travail intellectuel. On a tou.tes à y gagner. Les hommes aussi, qui subissent un culte de la virilité très coûteux à notre société, et à leur santé mentale.

N. A : Les questions relatives au racisme sont évincées en France, alors qu’il est à la base de toutes les stigmatisations de nos sociétés occidentales. La non-pluralité de la représentation au cinéma persiste : on en a eu un beau spectacle aux Césars cette année.

L. O-D. : Il faut regarder vers les Etats-Unis, plus progressistes que nous sur ce sujet. Les plateformes ont mis en place des commissions attentives aux diversités de récits et d’acteur.ices. Notamment sur des séries comme Transparent, Sex Education… De ce point de vue-là, les quotas, que l’on n’utilise pas en France, me semblent être des outils indispensables.

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