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Lola Lafon : « Le consentement, ce n'est pas céder malgré soi »

  • Léa André-Sarreau
  • 2024-03-14

Depuis son premier roman, « Une fièvre impossible à négocier » (2016), manifeste ardent et anarchiste, jusqu’à « Chavirer » (2020), féroce descente aux enfers d’une jeune fille abusée, Lola Lafon décrit l’empêchement et l’éclosion de la parole féminine. À l’heure où un MeToo français semble se réveiller, on a demandé à la romancière de nous parler de cette révolution qui se dessine à l'horizon, notamment grâce aux mots.

Dans Chavirer, vous racontiez l’histoire d’une adolescente des années 1980, projetée dans un réseau pédophile. Il lui faut plusieurs années de travail rétrospectif pour comprendre qu’elle a été victime d’un piège. Cette histoire résonne étrangement avec l’histoire que Judith Godrèche raconte aujourd’hui. 

À l'époque où le livre est sorti, en 2020, Vanessa Springora venait de publier Le Consentement. On m'a beaucoup parlé de la similarité entre mon roman et son récit. C’est sans doute parce que les emprises et violences sexuelles sur mineures sont, je crois, “orchestrées” de la même façon par les prédateurs. L'histoire de Vanessa, celle de Cléo, mon héroïne, et de beaucoup d'autres femmes, sont une seule et même histoire commune. Ces destins ne sont pas individuels, ils appartiennent à un continuum de violences systémiques. Mais je n'aime pas parler de "prédateurs". Cette métaphore animale ne fonctionne pas : est-ce qu'un animal, à l'état de nature, agirait ainsi ? Non. La domination est un piège maîtrisé, volontaire, une préméditation intellectualisée, sophistiquée. Et cette domination infuse la société : on apprend aux femmes que leur valeur réside dans le fait d'être “repérées” par un désir masculin, qui les “révèle”. 

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Quels termes utiliseriez-vous pour qualifier ces mécanismes de pouvoir et d'abus ? 

Justement, j'y réfléchis sans avoir encore trouvé d'alternatives. Quelque part, c'est plutôt positif, cela signifie qu'un champ sémantique reste encore à explorer devant nous, demande à être inventé pour cerner nos expériences passées. 

Chavirer est aussi une œuvre qui parle de la honte de ne pas avoir parlé, qui entraîne la perduration du silence. Là aussi, c’est un mécanisme que Judith Godrèche expose aujourd’hui.

La honte a la mémoire longue. Ce qu'il faut comprendre, et que tous les psychologues expliquent, c'est que les victimes mettent parfois des années à se voir comme telles. Il faut du recul, des rencontres, pour s'identifier comme tel. Les victimes sont rarement légitimes comme victimes à leurs propres yeux. La honte est un cercle vicieux. Pour mon personnage comme pour Judith Godrèche [l’actrice a porté plainte en février 2023 contre les réalisateurs Benoît Jacquot et Jacques Doillon pour « viols avec violences sur mineur de moins de 15 ans ». Les deux cinéastes, présumés innocents, nient les faits. Jacques Doillon a porté plainte contre Judith Godrèche pour diffamation, ndlr], il existe la honte d'être restée dans une relation. Puis vient la honte de ne pas avoir parlé, qui fait qu'on s'enlise dans le silence. Chez le personnage de Cléo, la culpabilité recouvre tout, car elle n'est pas une victime "parfaite". Elle est à la fois victime et complice, ce qui la rend indigne à ses yeux. Elle s'en veut de ne pas avoir dit non, alors qu'il ne suffit pas d'accepter pour consentir. Le consentement, ce n'est pas céder malgré soi. Beaucoup de victimes ont besoin de temps pour trouver les mots, comprendre cette trajectoire. L'un des combats féministes à mener consiste à faire comprendre aux gens qu'ils doivent cesser de déplacer le problème: ce ne sont pas les comportements des victimes qui sont problématiques: ces questions du pourquoi n'est-elle pas partie, pourquoi est-elle revenue ?  

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Christine Angot, Vanesse Springora, Camille Kouchner, Neige Sinno… Depuis quelques années, la littérature devient un espace privilégié pour parler des violences sexuelles faites aux femmes. Comment expliquez-vous que tout cela arrive maintenant ? 

Il me semble que ces récits ont toujours existé - mais ils n'étaient pas perçus comme un continuum, ne faisaient pas sens collectivement, donc politiquement. Ils existaient comme des histoires individuelles, des archipels isolés. 

Ces récits décrivent tous des abus subis par des personnes mineures. En France, on a le sentiment que la parole des victimes est plus entendable, légitime, lorsqu'elle concerne de jeunes personnes. 

C'est vrai. On remet plus facilement en cause la parole des femmes, comme si la vulnérabilité, l'oppression ne pouvaient pas s'exercer sur elle. Comme si on pouvait jeter plus facilement un soupçon sur une parole adulte, comme si le discrédit était plus aisé. Je l'observe dans ma propre expérience : ayant été victime d'agressions sexuelles dans mon adolescence, puis à l'âge adulte, je me suis toujours sentie plus légitime à parler des faits subis lorsque j'étais mineure. 

Qu’est-ce qui a été le déclencheur de votre engagement féministe ?

Sans hésitation, mon vécu personnel. Mais la prise de conscience est venue plus tard, en lisant, en écoutant les autres. Lorsque vous vous pensez seule à avoir vécu certaines choses, rien n'est possible. L'isolement créé une normalisation. On se dit : ce n'est pas grave, c'est anodin, banal. C'est la rencontre, le fait de sortir de sa propre situation, qui fait réaliser la gravité. C'est la raison pour laquelle je pense que le nerf du combat féministe réside dans la collectivité.

Comment expliquez-vous la résistance de la France au mouvement MeToo ?

Beaucoup d'hypothèses pertinentes ont été avancées sur ce sujet. L'héritage de la littérature, de la figure de l'artiste qui se situe au-dessus de tout, des lois, de la société, est prégnante. En France, symboliquement, il semblerait qu’un artiste n'est pas un citoyen, comme s’il pouvait s'absoudre de ce statut, échapper à l'ordre social et moral. Je m'interroge aussi sur la figure du pygmalion. Je me souviens que dans ma jeunesse, tous les magazines racontaient des “destins” d’actrices, de mannequins, qui étaient "repérées" dans la rue par des réalisateurs, des castings. Comme si une puissance toute divine vous désignait, vous choisissait. C’était le regard d’un homme adulte qui vous donnait de la valeur. Ce qui, par ailleurs, invisibilise totalement le travail d’acteur, celui d’un métier comme un autre.  

La définition du backlash proposée par Susan Faludi en 1993 vous semble-t-elle toujours opérante pour décrire les mouvements de résistance au féminisme aujourd’hui ? 

Oui, il me semble qu'il existe toujours ce retour de bâton, cette contre-attaque qui veut que dès qu'un progrès pour le droit des femmes est arraché, une riposte, voire une régression s'opère [théorisé en 1993 par Susan Faludi, le « backlash » designe une répression conservatrice, visant à “punir” une période de grands progrès en faveur des droits des femmes, ndlr]. Simone de Beauvoir l'exprimait déjà dans Le Deuxième sexe : « N'oubliez jamais qu'il suffira d'une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. » 

Il règne un discours de "oui, mais", de tempérance : maintenant que vous avez parlé, faites-un peu moins de bruit, maintenant que vous avez acquis des droits, n'en réclamez pas d'autres. Comme si le féminisme était devenu presque désuet, de par ses victoires, ses progrès obtenus. Mais on l'a bien vu : la révolution sexuelle post-68 n'a pas accouché d'un droit à disposer de leur corps pour les femmes, mais bien de nouvelles injonctions, à jouir, à être disponible pour les hommes. Cette résistance s'explique parce que les anti-féministes n'ont aucun intérêt à partager le pouvoir, à renoncer à leurs privilèges. Lorsqu'on me dit : le féminisme est aussi bénéfique aux hommes qu'aux femmes... Je réponds oui, mais surtout et d'abord aux femmes. 

Portrait (c) Lynn S.K

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