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STORY · Et John Waters créa Divine

  • Quentin Grosset
  • 2023-04-11

Comment devient-on les êtres les plus répugnants de la Terre ? Ce titre a été revendiqué par le réalisateur américain John Waters et sa folle créature, Divine, la plus scandaleuse et flamboyante des drag queen. Rentré dans l’histoire du cinéma underground avec « Pink Flamingos » (1972), dans lequel Waters a filmé Divine manger une vraie crotte de chien,« Female Trouble » (1974) ou « Hairspray » (1988), le duo avait commis bien d’autres méfaits auparavant. Retour sur un roman d’amitié.

John Waters et Divine sont devenus célèbres avec une seule séquence, la scène outrageusement scato de Pink Flamingos, sorti en 1972. Divine s’avance, défiant le monde dans les rues de Baltimore : maquillage outrancier et petite tenue dorée soulignant ses 135 kilos, elle aperçoit un mignon petit chien qui baisse son arrière-train, s’apprêtant à déféquer. Tout sourire, Divine adresse à la caméra son expression la plus inquiétante, un mélange d’aplomb et d’inclination gourmande pour l’inconcevable. « Non, va-t-elle vraiment… ? » se demande-t-on, impuissant, sans pouvoir arrêter de regarder ? Oui, elle le fait, et avec un certain plaisir vorace en plus. Avec une vraie délicatesse et une apparente délectation, Divine s’empare de l’étron du petit chien malicieux, le glisse dans sa bouche et l’avale goulument, avec simplement un petit haut le cœur qu’elle masque par un rictus obscène. Elle vient alors d’entrer au panthéon des phénomènes les plus dérangeants du cinéma.

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Pink Flamingos de John Waters

Mais Divine n’a pas toujours été si débauchée et il faut bien trouver quelques excuses à John pour être devenu aussi cinglé. Dans les années 1960, les deux grandissent tous deux à Lutherville, dans la banlieue nord de Baltimore, et habitent à quelques pâtés de maison l’un de l’autre. S’ils ne se côtoient pas avant leurs 17 ans, ils se croisent sans le savoir dans cet univers pavillonnaire policé, aux bâtisses victoriennes un peu ennuyeuses. Quand son père au look de mormon l’emmène en voiture à l’école, John aperçoit un jeune homme qui attend seul à l’arrêt du bus. Lorsqu’il passe devant, son paternel semble horripilé par cet individu, il en a même presque des frissons tant il ressemble à tout ce qu’il déteste : il est efféminé, en surpoids, il semble introverti et complexé. John, lui, est intrigué par ce jeune type qui fait un peu tâche dans le paysage. Il s’appelle Glenn Milstead, et même s’il ne paye pour l’instant pas trop de mine, c’est bien lui le futur Divine. Glenn passe tout son temps avec papa et maman, qui sont très fiers parce qu’il adore aller au catéchisme. Mais quand il se retrouve seul le soir après l’école, il fouille en cachette dans la penderie de sa mère pour se parer de ses plus belles robes, peut-être pour ressembler à Elisabeth Taylor, son idole absolue. Au lycée, une bande de brutes attend Glenn à la sortie de l’école pour le tabasser. Ils le traitent de gros lard, de tapette, ça vire au harcèlement. Il n’ose en parler à personne, mais au fond de lui, il sait déjà qu’il est la plus belle femme du monde. Il faut juste attendre que quelqu’un d’un peu tordu viennent l’aider à se révéler de la manière la plus éblouissante possible.

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À quelques maisons de là, John grandit dans une famille de conservateurs très straight avec deux sœurs, Kathy et Patricia, et un frère, Steve. Ici, l’idole, c’est Nixon, il y a même un oncle qui bosse dans son administration et ça fait toute la fierté du clan. Mouton noir de la famille, John espionne souvent ses parents parler alors qu’il est bien caché en haut des escaliers. Il entend sa mère se lamenter : « Qu’est-ce qu’on va faire de John ? Qu’est-ce qu’on peut faire de ce canard boiteux ? » Car s’ils l’imaginaient bien briller dans le sport, John, avec son physique malingre, se montre beaucoup plus intéressé pour tout ce qui a trait au chaos et à la destruction. Il est fasciné par le feu, les ouragans, les miniatures de maisons hantées qu’il construit dans le garage... Un jour, il tanne sa mère pour qu’elle l’accompagne visiter un cimetière de voitures et celle-ci s’inquiète un peu de voir son rejeton s’exciter sur des carambolages et de la tôle broyée. Pareil pour ses héros d’enfance, qui lui semblent un peu loufoques : John est fan de la sorcière du Magicien d’Oz, et il se lance souvent dans des imitations alarmantes du Capitaine Crochet. Sa maman commence à recevoir des plaintes d’autres parents du quartier : à l’anniversaire d’un de ses camarades, il a manigancé un spectacle de marionnettes avec un dragon qui mord les autres enfants. Tous ses petits amis ont fini en pleurant.

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Ado, John, désormais fanatique de rock’n’roll, fait surtout trembler son père ; sa mère, elle, a abdiqué : elle pense qu’un jour elle va tout simplement le retrouver pendu dans sa chambre. À table, John, en bon beatnik, annonce à son père qu’il est communiste et qu’il va rejoindre les Black Panthers. Le paternel évite désormais son regard, se plongeant dans un silence sans fin. Fuyant la pression qui voudrait le voir marier (John sait déjà qu’il est gay) il apporte quand même un vrai soin à sortir avec des filles, les plus laides qu’il puisse trouver. Lui-même redouble d’effort pour paraître le plus repoussant possible, en teignant ses cheveux filasses de la couleur orange la plus douteuse, et en se glissant des trombones dans la bouche en guise d’appareil dentaire. C’est aussi le moment où il commence à s’intéresser au cinéma : au cours de religion du dimanche, il s’intéresse à la liste des films interdits distribués par une bonne sœur : il y a, parmi d’autres titres sulfureux, Et dieu créa la femme de Roger Vadim ou Baby Doll d’Elia Kazan. On lui dit que s’il regarde un jour ces films, il ira en enfer. « Génial », se dit-il. Il s’efforce donc de trouver des projections en ville, et trouve une colline près de chez lui où il peut apercevoir l’écran du drive-in « adults only ». Il y fait son éducation cinéphile : c’est en voyant une pelletée de séries B gores qu’il trouve sa vocation : réaliser un jour le film le plus trash de l’histoire.

Pink Flamingos de John Waters

Pendant ce temps, Glenn pense à devenir coiffeur. Petit, ses parents lui avaient acheté un petit de salon de coiffure et il adorait jouer avec les perruques. Il s’exerçait aussi sur sa mère. Quand il commence à apprendre son métier dans les salons, la mode est au chignon et il se montre assez doué pour réaliser ce genre de coiffure bouffante à la Brigitte Bardot, typique sixties. Sa vraie spécialité, ce sont les grosses boucles et les cheveux crêpés. Un jour, une cliente médisante avec des cheveux secs tirés par des bigoudis dit à ses patrons « Il coiffe bien, mais…il est homo… » Pourtant, Glenn se donne du mal pour réunir tous les traits du futur gendre idéal, bien hétéronormé - il a même une petite amie, la ravissante Diana Evans. Au bal du lycée, le couple s’attire toutes les jalousies. Sur une photo, on le voit vêtu d’un costume blanc étincelant piqué d’une rose rouge. Glenn est le plus élégant, le plus resplendissant de tous les garçons. Il se montre aussi très attentionné avec Diana : elle aime son côté doux, gentil, qui tranche avec le caractère parfois rude et brutal de ses autres prétendants. Mais, sur la même photo, le regard de Glenn a quelque chose d’un peu triste, d’un peu éteint.

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THE QUEEN

Un jour, il rencontre un collègue coiffeur carrément allumé, David Lochary, qui porte une longue tignasse argentée, une moustache peignée, et parle avec un improbable accent anglais. David devient son premier vrai ami et, malheureusement, Glenn en délaisse un peu Diana. Glenn et David commencent à fréquenter la scène drag de Baltimore, dans des bars comme le Chicken Hut ou le Bollweevil Ballroom. Glenn commence à prendre son activité de drag queen au sérieux, il s’épanouit en enchaînant les poses les plus glamour, en portant les tenues les plus incandescentes. Mais, assez vite, il est lassé par le sérieux des autres drags queens qui prennent la pose dans le seul souci de remporter la compétition. Il décide de rendre ses performances comiques et se met à parodier ouvertement les mines défaites de ses concurrentes. Ses rivales n’apprécient guère. Un soir, l’une d’entre elles s’empare d’une bouteille de bière et la jette sur Glenn. Une rixe de drag queens éclate et les perruques se mettent à voler dans un nuage de paillettes.

Image (c) Female Trouble

Female Trouble de John Waters

À peu près au même moment, John entend pour la première fois parler de Glenn. Au détour d’une conversation, il apprend que l’ado rondouillard n’est rien de moins qu’accusé de meurtre. Il aurait tué une jeune fille nommée Sally. Sans crier gare, les flics sont venus l’arrêter au salon de coiffure où il travaille en lui criant dessus « Pourquoi as-tu tué Sally ? » Glenn ne peut que leur répondre « Mais je l’ai pas tuée, je l’ai juste coiffée ! » On ne lui laisse pas le temps d’appeler qui que ce soit, et on le colle devant un psychiatre pas net. Le vieil homme gluant lui fait des avances déplacées. Il passe au détecteur de mensonges et reste 36 heures au poste. Il est bien sûr innocenté mais l’affaire ne sera jamais résolue… Il n’en fallait pas plus pour attirer l’attention de John sur Glenn. Les deux larrons se rencontrent un peu plus tard lors d’une beuverie dans les bois. Toute la petite bande de John y prend du LSD volé dans les hôpitaux. En plus de John, David et Glenn, il y a Pat aux larmes tatouées sur les joues, Maelcum la bohémienne qui s’est tapée Jack Kerouac près des buffles dans un zoo, Bonnie la barge amatrice de chevaux, Carol aux cheveux verts, Bob le sportif psychotique qui adore brûler des maisons, ou encore Mona la kleptomane avec qui John voyage à New York et découvre les films d’Andy Warhol, Kenneth Anger ou Jack Smith. Alors que l’acide fait halluciner tout ce petit monde qui bave le regard dans le vide, un type se casse une dent en essayant d’ouvrir une bière avec sa bouche. John sympathise avec Glenn qui se lance comme une tragédienne dans une imitation inattendue de Dionne Warwick chantant Once In A Lifetime. Une amitié est née : les deux copains se mettent à voler ensemble au hasard : des perceuses, des tronçonneuses, de la marijuana.

Glenn est enfin intégré socialement, il a trouvé de vrais amis, de ceux qui ne vous jugent pas lorsque vous regardez L’heure du loup de Bergman sous poppers. Galvanisé, il aime en faire trop, en organisant par exemple des fêtes dantesques et illégales. Il lui arrive de voler jusqu’à 800 dollars de fleurs dans un cimetière, et il dépense tout en drogue et en alcool. Et lorsque vient le temps de faire les comptes, il adresse la facture à ses pauvres parents, mais la déchire avant qu’ils ne découvrent dans la boîte aux lettres. Il fait aussi des chèques en bois, ce genre d’arnaque. C’est ce qui le mènera une deuxième fois devant la justice qui le rattrape très vite. Désormais habitué du détecteur de mensonge, il arrive à mener les enquêteurs en bateau…

Les rêves de cinéma trottent toujours dans la tête de John. Sa grand-mère un peu déphasée lui offre une caméra 8mm pour fêter ses 17 ans : elle ne sait pas encore que ce cadeau va détraquer l’histoire du cinéma, et que son petit-fils si sympathique va imprimer sur ses bobines la débauche la plus inimaginable. John fonde les Dreamland Studios dans la petite chambre du pavillon familial. Mona la klepto lui fournit de la pellicule couleur qu’elle a gracieusement volé pour lui, et ses amis deviennent ses acteurs. Photogénique et allumé, Glenn est forcément de la partie mais… il manque quelque chose… Un nom qui soit à sa mesure, c’est-à-dire colossal, babylonien. Il la baptise « Divine », un nom qui apparaît dans l’infernal Notre Dame des fleurs de Jean Genet. Ce baptême, ce sacre, marque le début d’une carrière qui fera de Divine une icône glamour, une icône grosse, une icône queer, une icône trash. Et dire que, jusqu’ici, Glenn n’avait joué que le rôle d’un castor dans une pièce niaise jouée à l’école.

MONDO TRASHO

Le tout premier film de John Waters, Roman Candles, s’inspire du Chelsea Girls d’Andy Warhol et de son split-screen. On y voit, entre autres réjouissances, une nonne s’adonner aux pires vices avec un prêtre, du bondage avec du Nancy Sinatra en fond sonore, une sorcière qui mange des fruits et des images du pape qui fait des trucs. Parce que le film est fièrement blasphématoire, John se débrouille on ne sait par quel moyen fantasque pour que la projection ait lieu dans une église, la Emmanuel Church. La bande du Dreamland dessine des flyers moches qui promettent un « sommet de trash » et, forcément, le public de 1966 accoure sur les bancs d’habitude désertés de l’église. Le scandale a bien lieu ; les spectateurs, un mix de bourgeois et de beatniks, sont évidemment choqués. Le Baltimore Sun consacre un article à la projection en titrant « Le Magicien d’Oz a fumé trop de weed. » L’équipée sauvage du Dreamland jubile et enchaîne sur un deuxième film dégénéré, Eat Your Make Up, l’histoire d’une gouvernante dérangée qui kidnappe des mannequins pour les épuiser jusqu’à la mort devant un parterre d’amis tarés qui ont sniffé de la glue. Dedans, Divine joue Jackie Kennedy, tout simplement. Rappelons qu’on est alors en 1967, et que l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, commis en 63, est encore tout frais.

Le vrai premier hit de John Waters et Divine, c’est le dément Mondo Trasho en 1969, un hommage à l’un des réalisateurs favoris de John, Russ Meyer. Le synopsis est assez compliqué: une jeune fille qui prend l’autobus se fait violer par un fétichiste des pieds avant de rencontrer une dame obèse ressemblant à Jayne Manfield, rendue folle par la vision d’un auto-stoppeur à poil. Les deux finissent à l’asile psychiatrique où sont organisés des combats dans la boue avec des cochons et des figures religieuses. A Toutes les projos dans l’enceinte sacrée de l’Emmanuel Church sont sold-out, et le film commence à voyager à travers les Etats-Unis : il est programmé dans des séances de minuit à New York, à L.A…. Partout, il fait sensation.

Mais c’est encore trop peu pour John et Divine. Ils veulent faire peur. En 1969, Sharon Tate est assassinée par la secte de Charles Manson. Les assassins sont dans la nature et John, lui, décide de faire porter le chapeau à Divine dans son nouveau film, Multiple Maniacs. Pendant le tournage, John est comme obsédé par ce sombre fait divers, il ne parle que de ça ; à tel point que certains acteurs quittent le plateau, de peur que tout ça ne soit qu’une caméra cachée qui les filmerait en train de confesser ces terribles meurtres. Mais les vrais tueurs sont appréhendés pendant le tournage ; John doit changer tout le scénario. Il n’empêche que ces funestes évènements planent désormais sur le film impossible à résumer.  Divine y joue une patronne de freak show psychopathe qui perd les pédales à cause d’une histoire de cœur et se lance dans le terrorisme avant de se faire violer par un homard géant. Le succès est au rendez-vous. Le film attire cette fois les curieux jusqu’à San Francisco.

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Multiple Maniacs de John Waters

John et Divine se perdent dans l’ivresse des nuits san franciscaine à coups de LSD et rencontrent la folle troupe des Cockettes, des drag queen camées et psychédéliques qui donnent les spectacles les plus obscènes de la ville. Chacun des membres de ce groupe bariolé tombe littéralement amoureux de Divine en voyant Multiple Maniacs ; ils la veulent à tout prix dans leur spectacle. Divine, elle, est prête pour la célébrité qu’elle a toujours attendue. Avec l’aide de son maquilleur et ami Van Smith, elle met au point un look qu’on peut qualifier d’infernal : on lui rase le devant du crâne pour laisser plus de place au maquillage sur les yeux. Divine a l’air d’un monstre extrême et magnifique, il est venu le temps de son règne. Lors de sa première apparition sur scène, elle défie la foule avec un air de dédain triomphant. Elle s’exclame sobrement : « Je suce les tueurs en série et je mange du sucre blanc. » 

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