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Jacques Rozier en trois films libres et audacieux

  • Léa André-Sarreau
  • 2023-06-05

Electron libre de la Nouvelle Vague, trop insolent et singulier pour embrasser totalement ce mouvement, Jacques Rozier, qui nous a quittés le 2 juin, laisse derrière lui une filmographie aussi resserrée qu’éclatante.  

ADIEU PHILIPPINE (1962)  

En 1958, Jean-Luc Godard découvre aux Journées internationales du court-métrage Blue Jean de Jacques Rozier. Sidéré par son oisiveté profonde (des jeunes en vespa draguent sur la croisette à Cannes), celui qui explosera deux ans plus tard avec A bout de souffle convainc son producteur Georges de Beauregard de financer le premier long de Rozier. Le tournage d’Adieu Philippine est un long chemin de croix, qui dit l’intransigeance précoce de son jeune auteur : douze mois à flanc des montagnes corses, avec des acteurs choisis dans la rue, des dialogues volubiles, une bande-son égarée en cours de route qu’il faudra reconstituer en lisant sur les lèvres des comédiens. Il n’en faut pas plus pour que Rozier décroche sa réputation d’« enfant terrible de la Nouvelle Vague »… et une sélection à la Semaine de la critique cannoise en 1962.  

mk2 films acquiert des films de Jacques Rozier

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A quoi tient cette déflagration, cette entrée fracassante dans une modernité devenue instantanément classique ? C’est qu’Adieu Philippine renferme un secret, caché entre ses plis. Il y a d’abord l’histoire de Michel, machiniste à la télévision, incapable de choisir entre deux filles qu’il aime. Rozier traite sa paralysie affective comme un marivaudage chorégraphié, rythmé par des ellipses et des saillies verbales d’une cruauté réjouissante. Et puis il y a l’ombre d’une seconde histoire, celle de la guerre d’Algérie, où Michel doit bientôt partir faire son service militaire. Soudain la parenthèse estivale laisse un goût amer dans la bouche, et Adieu Philippine s’abrite derrière la comédie pour mieux percer son noyau tragique. Mais en 1962, la guerre d’Algérie est une blessure fraîche. Invoquer sa mémoire appartient à une censure collective et inconsciente. Rozier procède alors par allusions : un ami revenu d’Algérie, la menace futile de quelques guêpes sur la plage, et le soleil qui dessèche les cœurs resteront les seuls stigmates de cette guerre invisible.  

MAINE OCEAN (1986) 

« Si je n’étais pas cinéaste ? J’aurais été marin. Marin comme les marins de Pagnol, pour traverser le Vieux-Port. » Cette confession de Jacques Rozier au micro de l’émission Cinéma, cinémas, en 1986, éclaire de façon limpide un grand thème de sa filmographie : la tentation de la fuite, le départ de l’urbain vers un ailleurs chaotique. Et qui dit départ dit rencontres hasardeuses. Elles sont justement au cœur de ce quatrième long de Jacques Rozier, dans lequel une danseuse brésilienne (Rosa-Maria Gomes) croise à bord d’un trajet Paris-Angers deux contrôleurs de la SNCF (Bernard Ménez et Luis Rego) alors qu’elle n’a pas validé son billet. Tandis qu’une autre passagère (Lydia Feld) traduit leurs échanges, le ton monte, vacille vers l’absurde, s’envenime, avant l’heure de la réconciliation : ce quatuor improbable atterrira finalement sur l’île d’Yeu pour une virée maritime.  

Jacques Rozier était un grand admirateur des cinéastes français de l’avant-guerre (Jean Renoir et Jean Vigo en tête) et de leurs héritiers transalpins (Roberto Rossellini). Maine Océan porte la trace de cette filiation avec le néoréalisme italien. Ecrit en trois jours, tourné en trois semaines, le film traque, par un principe d’épuisement, des moments de vérité qui échapperaient à ses acteurs, examine les malentendus du langage qui séparent les êtres. Ici l’accident est salvateur, le détour compte plus que l’arrivée, les erreurs des personnages les définissent avec une humanité touchante, les rêves perdus deviennent matière à fiction. Une autre société, où chacun se définirait hors des clous et à l’abris des regards, est possible : voilà la leçon de Jacques Rozier, que des cinéastes français contemporains comme Guillaume Brac et Alain Guiraudie retiendront pour leurs propres utopies sociales.  

LES NAUFRAGES DE L’ÎLE DE LA TORTUE (1976) 

En 1974, Jacques Rozier fait une entorse à son errance hexagonale pour tourner pendant 8 semaines en Guadeloupe et en Dominique cette comédie qu'il produira seul avec Jacques Poitrenaud. Son pitch à la Koh Lanta vaut de l’or : l’employé d’une agence de voyages (Pierre Richard, au top de son comique étourdi et maladroit) et son acolyte (Maurice Risch) organisent un séjour conceptuel sur une île déserte. Les participants devront y survivre, dans des conditions semblables à celles de Robinson Crusoé. Sauf que les touristes révèlent rapidement leur bestialité… 

Les Naufragés de l’île de la Tortuerésonne comme un aveu métaphorique de la méthode de travail Rozier : tout comme ses personnages, le réalisateur aime débarquer en terre inconnue pour expérimenter un concept auquel personne ne croit, brandissant son excentricité contre la morosité du monde. Ce faux carnet de voyage exotique est aussi l’occasion de dynamiter les idées reçues sur le bonheur : alors qu’ils étaient venus chercher le farniente, les vacanciers (interprétés par des acteurs débutants tels que Patrick Chesnais, Jacques Villeret et Jean-François Balmer) découvrent à leur insu que la félicité est un dur labeur qui se façonne et se mérite. Sous les tropiques, la poésie confuse, dense, parfois pleine d’impasses, de Jacques Rozier, n’a jamais été aussi criante. Conçue comme une comédie populaire, le film sera un échec en salles, sans doute parce qu’il est le témoignage indirect d’un cinéaste qui ne choisissait jamais la facilité. 

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