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Jacques Audiard : « J’avais envie de nouveaux visages, de nouveaux corps, de nouvelles manières de parler et de se déplacer »

  • Michaël Patin
  • 2021-11-01

On le dit cinéaste des hommes qui tombent, il choisit des femmes qui montent (Céline Sciamma et Léa Mysius, coscénaristes ; Noémie Merlant, Jehnny Beth et Lucie Zhang à l’écran). On réclame de la violence et de la tragédie, il nous donne de l’érotisme et de la légèreté. « Les Olympiades », son noir et blanc alluré, ses trentenaires connectés, nous a poussé à jouer au jeu des sept différences avec ce qu’on croyait savoir de lui. Jacques Audiard a accepté de se plier à l’exercice.

Entre Les Frères Sisters (2018) et votre nouveau film, Les Olympiades, il y a un fossé, ce qui peut déstabiliser ceux qui vous suivent. Est-ce une démarche consciente de votre part, d’aller « contre » votre ou vos films précédents ?

J’ai le sentiment que le film d’avant agit toujours comme un négatif dont je vais tirer le positif – ou inversement. C’est quelque chose de très humain. Les Frères Sisters [un western sur deux frères parcourant la côte ouest américaine, ndlr] était un film sur des hommes, avec peu de femmes. Et puis les grands espaces, la violence… En un sens, Les Olympiades vient de ce qui faisait défaut. On peut dire qu’un film crée un champ de satisfaction de certains désirs, de réponses à certaines questions, et crée du même coup un certain nombre de frustrations. Quand je regarde en arrière, j’ai l’impression d’avoir suivi un seul courant sans refaire le même film. C’est ce qu’on appelle, en tapisserie, le fil de chaîne : cette chose qui est en dessous, qui lie tout, mais qu’on ne voit pas.

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Les Frères Sisters était votre film américain, même si vous l’avez tourné en Europe. Souvent, c’est quand on voyage à l’étranger qu’on se sent le plus français. Et ça peut être frustrant.

Disons que je n’ai jamais autant eu envie de voir Ma nuit chez Maud que quand j’étais paumé dans la pampa espagnole pour le tournage des Sisters… Je ressentais ce manque de francité, de cinéphilie française. 

Vous êtes-vous demandé ce que, à ce stade de votre carrière, signifiait « faire du cinéma français » ou « être un cinéaste français » ?

Pas de cette façon. Ce dont j’étais certain, c’est que je voulais faire un tout petit film. J’avais envie de diversité, de nouveaux visages, de nouveaux corps, de nouvelles manières de parler et de se déplacer. De Noémie Merlant à Lucie Zhang, il y a dans Les Olympiades une gamme de personnalités très large. Et je sais que ça va se traduire en charme pour le spectateur. Ma motivation était presque plus érotique qu’autre chose – même si filmer Joaquin Phoenix [dans Les Frères Sisters, ndlr] peut avoir quelque chose de transportant. 

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C’est intéressant que vous parliez de « tout petit film »

Je parle de production, pas de ce qui se passe à l’écran. Quand on tourne un « gros » film comme les Sisters, il y a une lourdeur, une profondeur de la machine qui vous use. 

« Petit film », ça peut aussi vouloir dire « petite échelle de récit », ce qui est le cas ici. Et ça renvoie à un certain cinéma d’auteur français, ce que vous appelez le « film de mœurs », que vous considériez comme figé, contre lequel vous vous êtes construit. 

Là encore, ça fait partie d’un processus de changement. Et puis, vous savez, la cinéphilie est une drôle de chose, elle peut ressortir sous des formes très différentes. Moi, j’ai un goût omnivore pour le cinéma, je n’en rejette pas des pans entiers. Il y a des films que j’aime pour une seule chose et que je peux revoir juste pour cette chose-là. Et le cinéma français, j’adore ça – ce n’est pas une faute, ce n’est pas un péché.

« L’idée était de présenter ce cosmopolitisme comme un acquis dans la classe moyenne. »

Mais vous avez conscience que ce n’est pas là qu’on vous attend.

Ce qui me troublait – et qui me trouble toujours –, c’est qu’il y aurait une espèce d’horizon, pour les cinéastes français, qui serait la Nouvelle Vague. D’ailleurs, ça ne vient pas tant d’eux que du journalisme et de la critique, voire de l’intérieur des festivals. Quand je vois les réalisateurs qui apparaissent aujourd’hui, ils en ont fini avec ça. Julia Ducournau [la réalisatrice de Titane, Palme d’or au festival de Cannes 2021, ndlr], par exemple, elle a rompu l’amarre, même si elle a aussi cette culture-là.

D’ailleurs vous continuez à éloigner les signaux « Nouvelle Vague », ne serait-ce qu’en filmant ce quartier moderne du XIIIe arrondissement de Paris qui donne son nom au film.

J’ai beaucoup tourné dans Paris, et ce n’est pas facile. Parce qu’il y a un côté muséal, parce que les perspectives ne sont pas très importantes, parce qu’il y a ce fleuve romantique au milieu – une abondance de signes du passé. J’ai longtemps habité dans le treizième, dans des quartiers qui, au contraire, me semblent très contemporains dans le sens où ils partagent la modernité du monde. J’avais envie de montrer ça. Et la plus sûre manière d’être compris était d’utiliser le noir et blanc, qui radicalise l’architecture et unifie la diversité.

Une diversité qui n’est pas questionnée dans le film : c’est là parce que c’est la norme d’une ville cosmopolite. 

Voilà. L’idée était de présenter ce cosmopolitisme comme un acquis dans la classe moyenne. Quelque part, le film pèche peut-être par optimisme. Ou prêche l’optimisme. En tout cas, si les gens ne se posent pas la question, je trouve ça formidable. C’est que ça a cessé d’être un sujet.

Donc c’est Paris, mais ça pourrait presque être ailleurs.

Je dirais plutôt que Paris n’est pas forcément ce qu’on croit. La ville a débordé le long du fleuve, elle a muté. Et je pense que les architectes qui se sont attelés à la question ne sont pas mauvais. Quand on voit le montage des tours Nouvel [les tours Duo dessinées par Jean Nouvel, situées dans le XIIIe arrondissement, dont la livraison est prévue fin 2021, ndlr], c’est quelque chose. 

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Pourtant, quand on découvre la scène d’ouverture, on dirait presque un polar hongkongais : la manière dont vous filmez les buildings, l’intérieur des appartements, cette fille qui chante un karaoké en chinois… 

Mais oui, j’ai pensé à Wong Kar-wai tout le temps ! À Tsai Ming-liang aussi, à Hou Hsiao-hsien… Vous voyez, il n’y a pas que du cinéma français là-dedans. 

Il y a aussi du roman graphique américain, puisque le scénario est une adaptation de trois nouvelles d’Adrian Tomine. 

C’est une amie qui me l’a fait découvrir, car ma culture BD est très lacunaire. Tomine dessine des situations si concrètes qu’elles confinent à l’abstraction. On est dans l’allusion, l’ellipse, le domaine du « presque rien ». J’ai tout de suite perçu ce que je pouvais en tirer.

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Est-ce plus facile de faire surgir des images quand on adapte un roman graphique plutôt qu’un roman ?

Pas vraiment. D’ailleurs, s’il y a une proposition de Tomine qui reste dans le film, malgré le travail d’adaptation, c’est la nature des personnages. Certaines façons de dialoguer. Rien de visuel ou presque. 

Vous avez coécrit ce scénario avec Céline Sciamma et Léa Mysius. Deux femmes, c’est une nouveauté.

Il faut savoir qu’aujourd’hui, les scénaristes sont des femmes. Ce sont elles qui suivent les classes de scénario de La Fémis, c’est aussi simple que cela. Céline et Léa sont avant tout d’excellentes scénaristes. J’étais aussi attiré par le fait qu’elles sont réalisatrices. Elles ont l’expérience du tournage, c’est un avantage précieux pour l’écriture.

Leur « féminité » n’est donc pas un sujet ? Cela n’influence pas le regard que vous portez sur vos personnages ?

Si, mais je ne saurais pas dire exactement en quoi. Par exemple, Léa et Céline sont de bonnes dialoguistes et elles ont écrit des mots auxquels je n’aurais jamais pensé. Mais est-ce un trait féminin ?

Cela ressemble quand même à un geste fort de votre part. Vous n’êtes pas sans savoir qu’on vous qualifie souvent de « viriliste ».

Et ça ne me satisfait pas beaucoup ! Si on admet qu’on ne sait pas ce qu’on fait, je veux bien qu’on me dise « viriliste », mais je ne m’y reconnais pas pour autant. Mon premier film s’appelait quand même Regarde les hommes tomber : c’est le programme que je me suis efforcé d’appliquer.

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Il y a très peu de scènes de violence dans Les Olympiades – à part un sacré coup de poing signé Noémie Merlant –, mais de très belles scènes de sexe. C’est quelque chose que le cinéma français – le cinéma tout court – réussit rarement.

Les scènes de sexe et les scènes de violence ont ceci en commun que ce sont elles qui interrogent la vraisemblance du cinéma. Donc c’est très, très difficile. Mais les stratagèmes pour y parvenir ne sont pas les mêmes. Pour les scènes de sexe, on ne peut pas donner trop d’indications – « un peu plus vite, mets-toi par là » –, sinon ça devient du Marc Dorcel. Alors ce que je fais, c’est que je demande aux acteurs de se prendre en charge. Ils travaillent ces scènes à part, avec des coachs et des chorégraphes, et estiment eux-mêmes leurs limites. Sincèrement, j’aurais été incapable de les amener là où ils sont allés – j’aurais été tétanisé. Mon seul rôle, c’était de faire en sorte que ça soit beau. 

On peut dire que Les Olympiades est un film doux, léger, « petit », drôle aussi… beaucoup de qualificatifs qu’on n’aurait jamais pensé employer à votre propos.

C’est un premier film. Et je dis « premier film » comme je dirais « film noir ». Comme si « premier film » était un genre en soi et que Les Olympiades en faisait partie.

Les Olympiades de Jacques Audiard, Memento Films (1 h 45), sortie le 3 novembre.

Image de couverture (c) Neue Visionen Filmverleih

Images (c) Shanna Besson

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