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JR : « La notion d'utilité guide ce que je fais »

  • Léa André-Sarreau
  • 2024-06-07

[INTERVIEW] Dans « Tehachapi », l’artiste et vidéaste français documente sa rencontre avec les détenus d’une prison californienne, citadelle déshumanisante qui incarne la violente politique carcérale des États-Unis. Après « Visages villages », coréalisé avec sa complice Agnès Varda en 2017, JR poursuit son travail de mise en lumière des ostracisés, en formant une fresque géante avec les portraits de ces prisonniers. Il nous parle de ce film politique, qui résonne comme un appel aux secondes chances.

Votre documentaire est très romanesque : vous avez réussi à pénétrer une prison de haute sécurité, réputée comme la plus violente de l’État de Californie, aux États-Unis. Quelle est la genèse du projet ?

Le point de départ est vertigineux. À l’origine, je voulais créer une installation artistique dans une prison française. Mais tout est cadenassé administrativement. Je n’aurais jamais obtenu de permis. D’ailleurs, aux États-Unis, c’est pareil. Il a fallu un concours de circonstances pour que je puisse accéder à ce lieu gardé secret. Mon ami Sol Guy, artiste, a contacté Scott Budnick [producteur et activiste très engagé dans le processus de réinsertion des détenus via son association, la Coalition antirécidiviste (ARC), ndlr], qui connaissait le gouverneur californien. Ce dernier m’a donné carte blanche, car il connaissait mon travail. Du jour au lendemain, je me retrouve dans ce centre pénitentiaire au milieu du désert, choisi au hasard sur Google Earth. C’était fou. Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour me préparer à ce film, le façonner dans mon esprit. Paradoxalement, ce manque de maturation m’a donné une grande liberté, une sorte de virginité. La rapidité m’a donné un élan, m’a empêché de « surréfléchir ».

Vous avez d’abord partagé votre expérience au sein de la prison en direct, à travers des stories Instagram. Pourquoi ce besoin d’immédiateté ?

Au début, je suis venu avec des caméras, dans l’idée de documenter, pas de faire un film. Le passe-droit me donnait une liberté totale, j’en ai profité pour partager ces stories Instagram depuis la prison [encore disponibles en une de sa page Instagram, ces vidéos montrent la création de la fresque au sol, mais aussi la vie quotidienne des détenus dans les espaces communs, et leur donnent la parole à travers de longs monologues, ndlr], car c’est rare de pouvoir garder la connectivité depuis l’intérieur d’une prison. Je leur lisais les commentaires des internautes, je les faisais répondre. Ce pont technologique créé par les réseaux sociaux a permis aux détenus de réaliser leur force d’impact à l’extérieur. Tehachapi, c’est une forteresse qui semble coupée du monde, mais qui peut renouer avec lui par l’art. Réhumaniser, fédérer, casser les frontières intérieures comme extérieures permet de revenir aux choses essentielles, même dans une prison.

On vous voit beaucoup en train de photographier les détenus, placer votre caméra, discuter avec eux, interrompre puis reprendre des sessions de travail. Vous vouliez garder une trace du dispositif du film, de ses coulisses ?

Enregistrer le processus de travail, c’est un réflexe. Je suis guidé par une idée de survie, parce que je ne sais jamais quelle direction va prendre un projet. Comme pour beaucoup de documentaires, j’ai appréhendé ce film dans l’inconnu, avec cette peur au ventre qu’à tout moment ça puisse tourner au drame. Dans un centre pénitentiaire de sécurité maximale, sur un projet aussi délicat, partagé et révélé sur les réseaux sociaux pendant qu’il est en train de se faire, il y a une grande fragilité. Mais ce risque caractérise aussi mon travail. Je documente mes projets parce qu’ils ont de grandes chances d’échouer. Mon travail est mu par cette perspective de l’échec. Quand ce paramètre est là, ça signifie même que je suis sur le bon projet.

Les portraits en papier des prisonniers ont disparu en quelques jours, comme beaucoup d’autres de vos œuvres in situ. Qu’est-ce qui vous intéresse dans l’éphémère ?

L’éphémère rend le projet possible – sur le moment, il permet aux gens d’en désacraliser les enjeux. La menace de la disparition donne du sens. Les gens réali­sent l’attachement qu’ils peuvent avoir pour une œuvre quand elle menace de s’éteindre. Certes la photo, l’image, le film peuvent graver une trace de ce qui a été, mais l’œuvre in situ est périssable. On ne peut la contempler qu’une fois. Dans une prison, personne ne peut y accéder, c’est encore plus intéressant. Même nous, qui travaillions la fresque de l’intérieur, on ne la voyait pas, tellement elle était grande [le collage constitué de trois cent trente-huit bandes de papier fait plusieurs mètres de large. La vue aérienne de cette installation a été réalisée grâce à un drone, ndlr]. C’est précisément pour cela que j’aime quand le processus est complexe, qu’il ressemble à un puzzle géant. Tout à coup, il nécessite des mains, génère des interactions entre les gens.

« Au fil de mes projets, j’ai réalisé que l’architecture imposait à l’œuvre, et pas l’inverse », avez-vous déclaré dans un hors-série TROISCOULEURS qui vous est consacré. Comment Tehachapi s’est imposée à vous ?

Je ne voulais pas une prison en particulier. Juste un lieu en béton qui permette de coller du papier au sol. En Californie, la plupart des prisons sont tapissées de sable ou d’herbe. Celle-ci était en béton. C’est un pur choix d’architecture qui m’a guidé. Filmer, c’est comme être explorateur : il faut s’adapter à l’environnement, penser à la façon dont les hommes ont imaginé leurs espaces de vie, ici de cloisonnement. Je voulais creuser cette cour comme un trou. Dès que je l’ai vue, j’ai été frappé par ses murs qui remontaient sur les côtés, ce renfoncement naturel dans le sol d’où allait émerger l’image de ces détenus.

Comment provoque-t-on la parole de prisonniers sans entrer par effraction, sans être dans le voyeurisme ?

Je leur laisse la parole, sans poser de questions. Dans mon dispositif, l’intervieweur n’existe pas. Les détenus se racontent comme s’ils parlaient à des inconnus, pas à un réalisateur. Les larmes leur viennent, parce que cette parole est leur cheminement vers l’extérieur. C’est aussi pour cela que j’ai créé l’application JR: murals, qui donne voix aux protagonistes de la fresque [l’application permet de cliquer sur les visages des participants pour les écouter raconter leur propre histoire, ndlr]. C’est une façon d’aller au-delà de l’image. Entre les familles des détenus, les victimes et les gardiens, il se crée une surface de réparation, parce que chacun peut écouter l’autre.

La métaphore de la cicatrice, de l’indélébilité du tatouage qui marque à vie, traverse le film. Qu’est-ce qu’elle vous permet de dire ?

Il y a l’idée d’une peau neuve impossible. En prison, rien ne s’efface, au sens littéral et imagé. On ne peut pas rapporter de laser pour faire disparaître un tatouage. Alors il faut voir au-delà de l’image qu’il tend. Les gardiens, les détenus, eux, savent déceler ça. Ils lisent derrière les tatouages. Dans le film, Kevin a une croix gammée sur le visage, qu’il voudrait effacer. Pourtant, les autres gangs, les prisonniers d’origines différentes avec qui il aurait pu être en conflit le respectaient, le voyaient comme un frère. J’ai longtemps eu du mal à comprendre ça, parce que j’étais aveuglé par ce tatouage. Cette fresque leur a permis, malgré cette trace irréversible, de dire qui ils sont, d’où ils viennent, de partager une autre version d’eux-mêmes, délivrée des choix du passé. De s’extirper d’une forme de déterminisme. En creux, cette métaphore était une façon de poser cette question plus profonde : est-ce qu’on peut changer ? A-t-on le droit à une seconde chance ?

« Si les artistes ne sont plus les utopistes, qui d’autre le sera ? » avez-vous déclaré à IndieWire. Vous considérez votre film comme une utopie ?

Je suis entré à Tehachapi avec l’esprit utopiste, mais j’en sors réaliste. L’utopie m’a donné la naïveté d’aller au bout du projet – c’est quelque chose qu’Agnès Varda, qui donnait beaucoup de force aux autres, m’a appris. Puis, concrètement, j’ai mesuré l’impact du film sur la réalité. Depuis le tournage, plus de la moitié des prisonniers condamnés à vie ont été libérés, des familles ont repris contact, des amours sont renées. Je continue d’aller là-bas pour observer la trace laissée sur le long terme, comme j’ai pu le faire dans les favelas au Brésil, dans les banlieues françaises…

Votre projet participatif Inside Out (2011), qui permettait à chacun d’imprimer son portrait dans un camion photographique, s’est exporté dans le monde entier. Qu’en sera-t-il de Tehachapi ?

Il y a une continuité sociale, humaniste, dans mon travail. Aujourd’hui, on travaille à engager les prisonniers qui sont sortis de Tehachapi, pour qu’ils impulsent des initiatives collectives, justement comme « Inside Out », dans d’autres centres pénitentiaires. Pour retrouver cette énergie qui va permettre de reconnecter les gardiens, les prisonniers, leurs proches. Il faut démultiplier les actions sans qu’elles soient dépendantes de moi. C’est la notion d’utilité qui guide ce que je fais.

Tehachapi de JR, mk2.Alt (1 h 32), sortie le 12 juin

Portrait © Julien Lienard pour TROISCOULEURS

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