- Histoires du cinéma
- Entretien
- Article
- 5 min
Marin Karmitz, Romain Goupil et Julie Jones : « La question de l'œuvre ouverte a été fondatrice dans notre réflexion commune »
- Léa André-Sarreau
- 2024-09-16
[INTERVIEW] En 2023, l'exposition Corps à Corps fusionnait deux collections de photo : celle de Marin Karmitz et du Centre Pompidou. Dans un dialogue visuel fait de ruptures et d'échos, le parcours retraçait une histoire tourmentée du XXe siècle. On a réuni Romain Goupil, qui en a tiré un documentaire (Souviens-toi du futur!), Julie Jones, commissaire de l'expo, et Marin Karmitz, pour parler de la genèse de ce projet qui interroge l'éthique des images.
Marin, pouvez-vous nous parler de la genèse de Corps à Corps, imaginée en collaboration avec le Centre Pompidou en 2023, et qui fusionne votre collection de photographies à celle du musée ?
Marin Karmitz : Les photos de l’artiste polonais Stanisław Ignacy Witkiewicz ont été le point de départ de ce dialogue entre une collection privée et l’institution publique qu’est le Musée national d’art moderne. Lorsque j’ai demandé à Julie Jones, commissaire de l’exposition, ce que lui inspiraient les portraits de Witkiewicz, elle m’a montré des clichés du romancier et peintre avant-gardiste Constantin Brâncuși, chers et difficiles à trouver, que je ne connaissais pas. Soudain, l’idée de réunir ces deux artistes, contemporains l’un de l’autre, si différents et en même temps si semblables dans leur approche artistique, nous a sauté aux yeux.
Romain, cette exposition vous a inspiré un documentaire, Souviens-toi du futur, dans lequel Marin Karmitz et Julie Jones éclairent le choix de ces œuvres. Comment avez-vous imaginé, en termes de mise en scène, ce dialogue entre eux ?
Romain Goupil : Avec ce dispositif à l’iPhone, je ne voulais pas être dans un rapport de technicien distant. C'est un ami que j'interroge. Marin peut me regarder, je peux regarder Marin. Il n'y a rien de secret, tout circule. C’est un risque immense pris collectivement : les chefs-d'œuvre réunis par Julie Jones à Beaubourg sont magnifiquement scénographiés. Avec cet iPhone qui n'a pas exactement la définition voulue, qui n'est pas de l’argentique, on prend le risque de faire se rencontrer le numérique et des œuvres intouchables. La contradiction est belle.
Marin Karmitz définit la photo comme un art de la suggestion : une image figée contient une arborescence de scénarios. Que vous évoque cette réflexion très cinématographique ?
Julie Jones : La question de l'œuvre ouverte a été fondatrice dans notre réflexion commune. Toutes les photographies évitent d’imposer une histoire, car une bonne image révèle la multiplicité des points de vue. C’est une image anti-autoritaire. Cette image ouverte naît aussi de la qualité d'un photographe qui va réussir à jouer entre une forme de discipline, un cadre, un sujet, des personnes imposées, et une ouverture totale au hasard, à l'accident. Et ça, souvent, quand c'est bien fait, ça donne effectivement naissance à de grandes œuvres, fécondes d’interprétations.
Marin Karmitz : J'ai toujours pensé la création comme une maison inachevée, où l’on amènerait des pierres pour continuer à la bâtir. Cette auberge espagnole est justement intéressante dans la mesure où elle est incomplète : elle se remplit de ceux qui y apportent leur manger. Les œuvres qui m'attirent au cinéma, celles d’Abbas Kiarostami, de Robert Bresson, d’Ingmar Bergman possèdent cette forme d’inachèvement.
Les portraits des chanteuses américaines Marian Anderson (1897-1993) et Billie Holiday (1915-1959), qui ont été à leur époque victimes de racisme, sont juxtaposés. Comment avez-vous pensé ce dialogue politique entre les œuvres ?
Julie Jones : La place de l’Histoire est au cœur de la collection de Marin. En tant qu'institution nationale, le Centre Pompidou est aussi garant d'une certaine mémoire. Dans l'exposition, vous ne verrez pas, à quelques exceptions près, de photographies issues du photojournalisme, qui est pourtant le biais évident par lequel raconter l’actualité. C’est une histoire du XXe siècle volontairement fragmentée, avec des images iconiques inscrites dans la grande histoire, mais aussi des dialogues moins évidents entre des œuvres, des focus. Par exemple, les questions des droits civiques aux Etats-Unis, des mouvements protestataires étudiants dans les années 1960, des révoltes en général, sont particulièrement explorées.
Marin Karmitz : Dans les photos que j'aime, l'histoire se fait à travers des individus. Elle part des visages, des corps, des regards. Ce n’est pas l'histoire qui crée les gens, ce sont les gens qui créent l'histoire. Il est complexe de montrer l'histoire à travers des individus, d'autant plus qu’avec la photographie, on est dépourvu de langage. Nous avons une grande responsabilité face à ce que ces images nous disent des drames de l'histoire. Avec cette exposition, et ce film, on s'est exercés, non pas à raconter, mais à faire affleurer ces êtres vivants enfermés ou libérés de la cage de l'histoire.
L’exposition évoque des événements parfois brutaux, traumatisants, du XXe siècle. Pourtant, aucune photo retenue ne montre frontalement la violence. Pourquoi ?
Romain Goupil : Il y a un hors-champ aveugle dans la collection de Marin, qui m’a tout de suite intrigué. Chaque photo porte une image manquante, toutes les photos qu’on ne verra jamais. Marin court après le drame du XXe siècle : la catastrophe absolue qu’est l'extermination des Juifs, la Shoah. Dans le film, j’ai voulu exploiter ce hors-champ irreprésentable, souligner aussi un paradoxe, une ambiguïté constitutive de la photographie : c’est un art qui immobilise, fige le vivant. En même temps, le regard du spectateur, plus tard, ranime ce qui a été figé. Un des défis du film était de montrer que la photographie acte une disparition, et rend vivant à la fois.
Marin, on décèle dans votre démarche de collectionneur une boulimie, liée à la redécouverte d'œuvres fragiles, et à la peur de leur disparition.
Marin Karmitz : Les hommes ont toujours été enclins à détruire des œuvres - on appelle ça la barbarie -, ou à les préserver, sans peut-être réfléchir au pourquoi de cette préservation. C’est comme ça que les œuvres deviennent des statues figées, ce que je n’aime pas beaucoup. Je préfère m'imaginer à tout instant ce que la photo a d’éphémère, car le papier s'auto-détruit au contact de la lumière, de la température, de l'humidité. Nous avons le choix de protéger, ou de détruire. En ce moment, le choix est plutôt fait vers la destruction, ou une conservation qui n'amène pas à la réflexion, qui est pur savoir du passé, sans projection vers l'avenir.