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Euzhan Palcy : “Ma mission, c'est de jeter des ponts entre les cultures ”
- Joséphine Leroy
- 2023-11-02
Après avoir reçu un Oscar d’honneur en 2022, la brillante réalisatrice martiniquaise du chef d'œuvre “Rue Cases-Nègres” (César de la meilleure première œuvre en 1984) a droit à une grande rétrospective au Centre Pompidou. On a discuté avec la passionnante cinéaste de sa filmographie belle, intense, politique – et de son parcours incroyablement romanesque.
Vous n’avez rien sorti depuis le téléfilm Les Mariées de l’isle Bourbon (2007). Qu’est-ce qui vous motive à faire un film ?
Comme je l’ai dit aux Oscar [après Agnès Varda, elle est la deuxième réalisatrice française à obtenir ce prix honorifique, ndlr], je ne fais pas du cinéma juste pour faire du cinéma. Chaque réalisateur a une raison de faire du cinéma, parce que ce n’est pas le métier le plus facile. Il se trouve que moi, je sais pourquoi. J’étais une gamine quand j’ai décidé que je voulais en faire. Je me suis battue comme une lionne pour pouvoir réaliser Rue Cases-Nègres [sorti en 1983, ce premier long de la réalisatrice a été multirécompensé, ndlr]. C’était quelque chose de vital, ma vie en dépendait. Ce film [adapté d’un roman de Joseph Zobel, qui se déroule dans la Martinique des années 1930, ce beau récit initiatique suit un petit garçon noir né dans un village d’ouvriers agricoles attachés aux plantations de canne qui est encouragé par sa grand-mère et son instituteur à poursuivre ses études, ndlr] existe pour que les Antillais sachent d’où ils viennent et qui ils sont.
Lors de votre très beau discours aux Oscar, vous avez aussi dit ceci : « J’ai gardé le silence parce que j’étais épuisée. J’étais tellement fatiguée qu’on me dise que j’étais une pionnière. » Qu’est-ce que vous vouliez dire par là ?
Ce que j’ai dit aux Oscar, c’est que j’étais fatiguée d’être pionnière de trop de choses. J’ai commencé à 17 ans [en réalisant le téléfilm La Messagère, ndlr]. Après le succès de Rue Cases-Nègres, on me proposait des choses qui n’avaient rien à voir avec moi. Chaque fois, il n’y avait même pas un personnage un peu bronzé. Je me disais : « Mais pourquoi viennent-ils vers moi ? » Je n’ai jamais voulu faire des choses qui ne soient pas en accord avec mon esprit et mon âme.
Dans Rue Cases-Nègres, il y a cette profusion de gros plans. Ce geste de mise en scène, c’était pour remplir ce manque dans la représentation ?
J’ai toujours considéré mon métier de cinéaste comme une mission. Ma mission, c’est aussi d’éduquer les gens, de les rassembler, de jeter des ponts entre les cultures et surtout de réhabiliter l’image de l’homme noir à l’écran. Et sans occulter qui que ce soit puisque, dans mes films, c’est la diversité qui m’intéresse. Quand j’utilise le gros plan, c’est pour marquer un point, faire en sorte que son image s’inscrive dans la tête des gens, dans leur mémoire. C’est une manière de dire : « Eh ! attention, il se passe quelque chose d’important, là. » Moi, je veux qu’on voie les larmes, qu’on voie les rictus, qu’on voie tout, et que ça vous pénètre.
Rue Cases-Nègres (c) Rene_Marran_JMJ_International_Pictures
Il paraît que vous avez rencontré Nelson Mandela, et qu’il avait adoré Une saison blanche et sèche, votre film aussi terrifiant que puissant sur l’apartheid…
J’ai pris un risque énorme en faisant ce film. J’ai utilisé des stratagèmes pour pouvoir entrer à Soweto [une banlieue située à quelques kilomètres de Johannesburg, où a eu lieu une série d’émeutes en 1976, menées par de jeunes élèves noirs qui ont protesté contre l’introduction de l’afrikaans – langue des Afrikaners, descendants des Boers qui instaurèrent l’apartheid en 1913 – comme langue officielle d’enseignement dans les écoles pour les Noirs. Le bilan est tragique : au moins 575 morts, ndlr]. J’aurais pu y laisser ma vie. Quand je fais un film sur des histoires vraies, des faits réels, j’essaie de coller le plus possible à la vérité.
Le film est sorti à l’époque de violences aiguës commises par des Sud-Africains blancs. Quand Nelson Mandela est sorti de prison [en 1990, après vingt-sept ans d’incarcération. Immense symbole de la lutte contre l’apartheid, il a été, de 1994 à 1999, président d’Afrique du Sud, ndlr], il a voulu voir le film. Devenu président, il m’a invitée au palais. On a passé plusieurs jours ensemble. Il s’étonnait que quelqu’un comme moi, qui n’étais pas du pays, puisse reproduire les faits avec autant de véracité. Il m’a dit des choses extraordinaires. Je l’ai filmé pendant trente minutes, juste pour mon plaisir.
Vos films mettent souvent en avant la puissance de la transmission…
Je n’ai pas connu mon histoire, celle de l’esclavage dans mon pays, à l’école. Sujet tabou ! J’ai trop souffert de cela. Puis j’ai découvert Aimé Césaire [qu’elle a bien connu et auquel elle a consacré trois documentaires en 1995, réunis sous le titre Aimé Césaire, une voix pour l’histoire, ndlr], Frantz Fanon, Léopold Sédar Senghor [qui fait lui aussi l’objet d’un documentaire réalisé en 2008, L’Ami fondamental, sur son amitié avec Aimé Césaire, ndlr] et d’autres auteurs des Caraïbes. C’est comme ça que j’ai pu comprendre d’où je venais, qui j’étais. Et c’est pour ça que j’ai voulu faire un cinéma de la mémoire, ce qui ne veut pas dire quelque chose d’ennuyeux ou de passéiste. Je veux divertir, mais intelligemment.
Euzhan Palcy : « Césaire m’a formée intellectuellement, humainement, politiquement »
Lire l'entretienQuelles images de cinéma vous ont le plus remuée ?
Quand j’étais jeune, j’aimais les films d’Alfred Hitchcock, de Costa-Gavras, de François Truffaut [qui l’a soutenue et conseillée sur le scénario de Rue Cases-Nègres, ndlr]. Et aussi ceux d’Ingmar Bergman, et Orfeu negro de Marcel Camus [sorti en 1959, ndlr]. Ce sont des films violents, incroyables, et je me suis forgée avec ça. Mais, quand j’ai découvert l’Afrique, quand j’ai découvert Oumarou Ganda [acteur nigérien, vu chez Jean Rouch, et réalisateur de Saïtane ou L’Exilé, inédits en France, ndlr], Med Hondo [réalisateur franco-mauritanien, qui a notamment signé Soleil Ô en 1973 ou Antilles sur Seine en 2000, et qui a également doublé la voix française de Morgan Freeman, ndlr], quand j’ai découvert Ousmane Sembène [écrivain et réalisateur sénégalais, à qui l’on doit La Noire de…, sorti en 1967, ou Xala, inédit en France, ndlr], ou Safi Faye [grande cinéaste, anthropologue et ethnologue sénégalaise, qui a notamment réalisé Mossane en 1998, ndlr], j’étais heureuse, tellement heureuse d’enfin voir des Noirs à l’écran ! Mes frères africains.
Je me suis dit que j’avais ce devoir de transmettre, avec mes films. Quand je circule dans le monde, je vous assure que les jeunes – des Japonais, des Africains ou même mes compatriotes des Antilles – viennent vers moi et me remercient. Certains ou certaines ont eu envie de faire du cinéma parce qu’ils ont vu mes films et se sont dit que, si moi j’avais pu le faire à une époque où c’était monstrueusement difficile, alors eux aussi le pouvaient.
Vous avez fait des films aux États-Unis – Une saison blanche et sèche, donc, mais aussi The Killing Yard, inédit en France. Quels contrastes avez-vous sentis sur ce sujet de représentation ?
C’est évident que ça a été un dur combat mené par nos frères noirs américains. Aimé Césaire [qui a défendu le concept de « négritude », courant littéraire et politique né dans l’entre-deux-guerres, et qui a réuni des écrivains francophones noirs, ndlr] parlait des « Nègres américains ». J’adore, j’adore, j’adore, et souvent c’est un mot que j’utilise. Je sais que, encore aujourd’hui, ça peut choquer les gens, mais moi je m’en moque parce que nous sommes des Nègres et des Négresses. Je trouve ça tellement beau, tellement poétique quand on le lit.
Une saison blanche et sèche © ParkCircus
Je fais une petite parenthèse parce que je tiens à dire ça. Ceux qui ont des problèmes avec le terme, ils n’ont qu’à lire le magnifique roman Gouverneurs de la rosée de l’Haïtien Jacques Roumain [paru en 1944, après la mort de l’auteur, il raconte l’histoire d’un village pauvre d’Haïti, ndlr]. Tant pis pour ceux qui ont traîné le mot « nègre » dans la boue, c’est leur problème. Il n’y a aucune raison qu’on se sente honteux. Mon combat, c’est de réhabiliter ce terme.
C’est très intéressant, cette idée de réappropriation sémantique. Pour vous, est-ce que cela fait partie d’un processus de réparation ?
C’est marrant, je n’ai pas osé le dire, mais c’est ce que je pensais. La « réparation », ce n’est pas seulement une histoire d’argent. J’en ai beaucoup parlé avec Césaire, qui disait que ça pouvait prendre différentes formes - des bourses d’études ou des films produits par exemple, entre autres choses, il en a cité plein. La « réparation », c’est déjà commencer par les manuels scolaires, y parler des territoires d’outre-mer par exemple. On sait tout de la France. Les fleuves, les châteaux, on les connaît par cœur. Tout, tout, tout. Puis on parle des outre-mer en fin de programme. Et comme on ne termine jamais le programme…
Ça rappelle les récents débats, en Martinique, autour du texte sur la reconnaissance du créole comme langue officielle, avec le français…
C’est choquant. Je trouve ça ridicule, on ne devrait même pas avoir à se battre [en mai dernier, à l’occasion du cent soixante-quinzième anniversaire de l’abolition de l’esclavage sur l’île, un article sur la reconnaissance du créole comme langue officielle avait été adopté. Jean-Christophe Bouvier, le préfet, avait fait barrage en demandant la suspension de la délibération, finalement rejetée le 4 octobre par le tribunal administratif de Martinique, ndlr].
Euzhan Palcy sur le tournage d'Une saison blanche et sèche (c) DR
À la Sorbonne, on enseigne le créole. Je me souviendrai toute ma vie du premier choc que j’ai eu à l’école : il était strictement interdit d’étudier le poème « Prière du petit enfant nègre » de Guy Tirolien [poète guadeloupéen, qui racontait dans ce texte, issu du recueil Balles d’or publié en 1961, l’histoire d’un petit écolier noir qui prie Dieu pour ne pas aller à l’école de Blancs, ndlr]. Quand je suis arrivée à Paris [en 1975, elle s’inscrit à l’université, décroche une maîtrise de théâtre et de littérature, un diplôme d’art et d’archéologie puis étudie la direction de la photographie à l’école Louis-Lumière, dont elle sort également diplômée, ndlr], ma copine de chambre, blanche, me demande si je connais ce poème, qu’elle a étudié. Et là, je me dis qu’il y a des interdits chez nous qui ont le droit de cité ailleurs. Je pense que la France a encore beaucoup de boulot à faire. Aux États-Unis, les Noirs américains se sont mobilisés. Moi, je milite beaucoup pour les quotas. Il faut pousser les choses quand il y a trop d’immobilisme.
Parlez-nous de votre prochain film.
Ça va être difficile, il y en a six sur la table ! Ces dernières années, j’ai fait de l’humanitaire, formé des jeunes cinéastes, écrit des scénarios… Je tourne la page, j’avance, je continue.
« Euzhan Palcy. Itinéraire d’une pionnière », du 8 au 19 novembre, au Centre Pompidou.
Portrait (c) : Hugues Lawson-Body