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Emmanuelle Lallement : « La fête a été extrêmement importante pour la reconnaissance des communautés »
- Timé Zoppé
- 2023-07-13
[DANS LA FÊTE] Anthropologue et professeure des universités à Paris-VIII, elle a dirigé « Éclats de fête » pour la revue Socio-anthropologie (Éditions de la Sorbonne, 2018) et est intervenue dans les médias en tant que spécialiste de la fête à l’issue de la première année de Covid-19.
Cet article fait partie du dossier DANS LA FÊTE, publié dans le magazine n°199. Retrouvez tous les autres en suivant ce lien.
Comment avez-vous vu évoluer le rapport à la fête depuis le Covid-19 ?
Le rapport à la fête me semble encore plus politique qu'avant. Il en est fait un usage presque moral. On a vu des pratiques et des discours qui se situaient soit du côté d'une désapprobation de la fête, voire d'une stigmatisation des fêtards comme étant irresponsables. Soit elle était perçue comme un moyen de résistance, d'échapper à cet univers confiné, contraint socialement. Ça a été très polarisé pendant les confinements et le post-confinement sans que ça corresponde forcément à une réalité socialement partagée. Au fond, la majorité de ces gens avait juste envie de se retrouver. D’ailleurs, toutes formes de retrouvailles, au café, au restaurant, au cinéma, étaient tout à coup considérées comme festives, parce que c'était une forme de renouveau.
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Lire l'interviewEnsuite, il y a eu beaucoup de discours disant que les gens avaient envie de se rassembler, que c'était le retour du “sens de la fête”. Certes, il y a eu cette envie, on l’a vu avec le grand succès des festivals après les confinements. Mais ce qu'on a appelé « retrouvailles » n'a pas été si joyeux pour tous parce qu'il ne faut pas oublier que des gens sont restés sur des modes de relations sociales réduits, en petits comités. L'idée de sortir de chez soi et d’aller retrouver du grand nombre n'a pas été évidente pour tout le monde.
Et puis, tout cela reste conditionné par la lutte des classes sociales. Tout le monde ne peut pas faire la fête chez soi, ni n'a cette capacité festive. Le phénomène du “club à domicile” qu’on a vu pendant la pandémie a peut-être aussi renforcé l'exclusion sociale. Ont encore été pointées du doigt les personnes qui sont soumis à des inégalités territoriales. On fustigeait par exemple les barbecues dans les banlieues, alors que dans les beaux quartiers parisiens les fêtes pouvaient se faire de manière discrète mais fastueuse..
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Lire l'interviewLa menace du covid s’éloigne mais le climat d’anxiété générale se poursuit et la colère grandit, comme on l’a vu avec la révolte massive contre la réforme des retraites. Quel rôle tient la fête dans ce climat ?
Je constate une intrication de plus en plus forte entre la manifestation et la fête. Après les confinements, certaines fêtes ont été traitées comme des manifestations, avec des répressions policières similaires. Certains fêtards ont été nassés et dispersés avec des canons à eau. On voit ce qui s’est passé en Bretagne autour des festivals, par exemple à Lieuron [où s’était tenue sur plusieurs jours une rave-party réunissant 2500 personnes pour le Nouvel an 2021, suite à laquelle plusieurs organisateurs avaient été mis en examen, ndlr] : c’est toute une culture techno qui a été réprimée comme si c’était un foyer de révolutionnaires. Il y a vraiment l’idée de traiter des rassemblements festifs comme s’ils étaient dangereux, comme des manifestations politiques. Pourtant, dans les manifestations politiques, il y a aussi toujours des moments festifs, comme des performances dansées.
Certains mouvements, particulièrement LGBTQ, utilisent d’ailleurs la fête comme un outil de militantisme. Que permet la fête pour les populations fragilisées et marginalisées ?
Effectivement, la fête a été extrêmement importante pour la reconnaissance des communautés, notamment dans l’espace public, avec toutes les Marches des fiertés qui se tiennent de jour, avec cette dimension spectaculaire. C’est une liesse qui prend un caractère politique, pour la reconnaissance de différentes communautés. L’autre aspect, c’est le clubbing dans une idée d’inclusivité. Des gens comme la DJ Barbara Butch rassemblent des communautés dans des soirées célébrant l’inclusivité en tant que telle, en se basant sur un système de bienveillance commune. Ça devient un espace où, parce qu’on est tous et toutes traité(e)s pareil, on peut exprimer une identité différente. Mais le clubbing, c’est aussi l’univers de la distinction sociale. Paris en est un exemple monumental. Est-ce qu’un jeune de Saint-Denis peut rentrer dans n’importe quel club à Paris ? Non.
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Lire l'interviewEst-ce que le club est davantage perçu aujourd’hui comme un lieu de sociabilité, de reconnexion à l’autre, ou plutôt d’anonymat, d’oubli de soi ?
Le clubbing rassemble des gens autour de rendez-vous, auxquels on va à la fois parce qu’on sait qu’on va retrouver du “même” - même lieu, même type de musique, même communauté -, et en même temps pour essayer de jouer une scène différente. Il y a toujours des horizons : la rencontre possible avec quelqu’un qu’on ne connaît pas ou qu’on redécouvre. La nuit permet de s’habiller, de se maquiller, de se travestir. D’avoir une autre sociabilité. On devient aussi capable de parler à quelqu’un qui ne fait pas partie de notre milieu social. Je ne dirais pas forcément qu’on se reconnecte à l’autre mais que c’est une forme de connexion. Le fait d’être un autre personnage peut nous permettre de se connecter d’une autre manière.
On peut aussi être seulement spectateur dans un club. C’est là que ça rejoint le cinéma : quand on regarde des scènes de club, ça peut nous mettre dans la même position que dans une fête, quand elle devient un spectacle auquel on participe en tant que spectateur. Ça renvoie à la définition même du cinéma comme un art populaire, c’est-à-dire un art du public. On peut être le public d’une fête. Il y a finalement peu de films qui donnent l’impression qu’on fait la fête avec les personnages, on est plutôt “au spectacle de”. Ça me fait penser à cette scène dans Eastern Boys de Robin Campillo. Le héros organise une fête et fait venir des gens chez lui et se fait de plus en plus spectateur, il est pris dans la fête et en même temps dans une sorte de piège, ses invités commencent à le dépouiller. Il voit partir son canapé, ses tableaux et il ne sait comment se comporter.