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STORY · Quand les actrices se rebellent

  • Renan Cros
  • 2024-05-02

Dans son film « Sois belle et tais-toi ! », sorti en 1981, Delphine Seyrig interrogeait vingt-trois actrices, révélant la violence, les doutes, les contraintes d’un monde qui formate les corps et les regards. Presque cinquante ans plus tard, les lignes semblent bouger ; la parole se libère. Mais les films ? Qu’est-ce que le cinéma dit des actrices ? Ont-elles pris le pouvoir sur la fiction ? Tour d’horizon d’une autre manière de se laisser regarder.

C’est une scène culte. Une vieille actrice hollywoodienne que tout le monde a oubliée descend un grand escalier sous le crépitement des flashs des photographes et s’avance, très digne, vers la caméra d’un air halluciné. « Je suis prête pour mon gros plan, monsieur De Mille. » En 1951, la grande star du muet depuis longtemps écartée des studios, Gloria Swanson, cristallise, à travers la Norma Desmond de Boulevard du crépuscule de Billy Wilder, la déchéance sublime et pathétique des actrices. Ne vivre que pour et par les caméras, attendre la lumière désespérément. En 2024, dans Le Deuxième Acte de Quentin Dupieux, Léa Seydoux sur le parking d’un restaurant miteux, enroulée dans une doudoune, appelle devant nous son agent, en larmes, pour quitter le film qu’on est en train de regarder, qu’elle trouve atroce…

Boulevard du crépuscule de Billy Wilder (c) Splendor Films

Avant d’appeler sa mère chirurgienne, en pleine opération, qui lui révèle que tout le monde « trouve qu’elle joue mal ». L’ironie cruelle d’un réalisateur d’un côté, l’autodérision salvatrice d’une actrice de l’autre. Longtemps caricaturées en créatures fragiles, tantôt mutiques, tantôt hystériques, les actrices au cinéma font aujourd’hui leur mue. Une façon de subvertir les codes, de jouer avec les attentes et les injonctions, d’être totalement elles-mêmes et aussi tout à fait autre. Non pas en cassant leur image – fantasme d’un vieux monde manichéen, « la maman et la putain » –, mais en se l’appropriant.

Star des années 1980-1990, révélée à la télévision dans le soap Santa Barbara, Robin Wright livre en 2013, dans Le Congrès d’Ari Folman, peut-être la porte d’entrée d’un autre regard. Dans une scène sublime dans laquelle elle accepte de se faire numériser par un studio, elle s’offre au regard et déploie devant nous toutes les émotions d’une vie. Une actrice pure, libre, qui donne ce qu’elle veut d’elle.

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Film prophétique sur l’avènement de l’I.A. au cinéma, Le Congrès renverse la donne en faisant du corps de l’actrice notre seul ancrage possible. Bientôt dédoublée, animée, numérisée jusqu’à l’overdose, l’image de Robin Wright n’attrape qu’une infime partie de la complexité de son visage, de son corps, de ses émotions. Comme Cate Blanchett dans Manifesto (Julian Rosefeldt, 2018) et ses treize versions d’elle-même, ou les multiples Léa Seydoux dans le récent La Bête de Bertrand Bonello, l’actrice aujourd’hui n’est plus une image glacée mais un corps, vivant, mutant, dont les variations à l’écran sont autant d’émotions complexes. Elle-même et une autre à la fois.

« À la politique des auteurs, on pourrait substituer une politique des actrices. »

La Bête de Bertrand Bonello (c) Ad Vitam

GENRE IDÉAL

Cette complexité est aussi une traversée des genres : du drame à la comédie, du glamour au trivial. Des chemins de traverse qu’empruntent aujourd’hui allégrement des actrices comme Adèle Exarchopoulos (passant du cinéma d’auteur pointu à la série parodique La Flamme) ou Marina Foïs (apparue récemment dans Captives d’Arnaud des Pallières et Furies, une série d’action Netflix). À l’image d’Emma Stone, aussi à l’aise dans les sketchs du Saturday Night Live que dans les films d’Yórgos Lánthimos ou l’étrange et malaisante série The Curse, les actrices décloisonnent les fictions. Un refus de la bienséance et une envie de tout jouer qui offrent à l’écran des performances nouvelles, mariant le burlesque et l’émotion, le réalisme et la fantaisie, le brutal et le tendre.

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Un franchissement des limites qui nous semble encore trop extraordinaire – à l’image de la performance de Margot Robbie dans Babylon (Damien Chazelle, 2023), suant, vomissant, sensuelle et sale à la fois, ou de celle d’Emma Stone dans Pauvres Créatures (Yórgos Lánthimos, 2024), déroutante féminité monstre –, faisant de ces actrices des « phénomènes de foire ». Comme Nadia Tereszkiewicz en femme à barbe dans le récent Rosalie de Stéphanie Di Giusto. On s’étonne de la capacité de l’actrice à « s’enlaidir », on s’inquiète de savoir ce que ça lui a fait de se voir ainsi, comme si le féminin était sacré et qu’y toucher fragiliserait les actrices. Alors qu’il n’y a là au contraire qu’une liberté à l’œuvre, une jubilation politique à jouer d’autres corps, d’autres identités, et tant pis pour la politesse.

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Rosalie de Stephanie Di Giusto (c) Marie-Camille Orlando (c) Gaumont

Cette traversée des genres, c’est aussi celle des stéréotypes. Jouer ce qu’on veut, qui on veut, comme on veut. Cate Blanchett en Bob Dylan pour Todd Haynes (I’m Not There, 2007), évidemment ; Gillian Anderson en David Bowie dans la série American Gods, bien sûr. À ce titre, la carrière de Kristen Stewart impressionne. La comédienne, modelée très jeune comme future star hollywoodienne lisse par la saga Twilight, n’obéit à aucune règle, n’entre dans aucune case, apparaissant tantôt dans un blockbuster d’action, tantôt dans un film d’auteur européen. Capable de se couler dans les jupes plissées de Diana pour Pablo Larraín (Spencer, 2022) ou de dynamiter l’écran en gérante de salle de sport, amoureuse d’une culturiste, dans Love Lies Bleeding, thriller lesbien violent de Rose Glass à venir sur les écrans le 12 juin.

Fini, l’injonction à la garçonne ou à l’hyperféminité, les codes bougent. Pendant longtemps restreint au paradigme Kate Capshaw vs Sigourney Weaver, le cinéma hollywoodien aujourd’hui voit débarquer des actrices « mutantes », capables d’être tout à la fois. Courir en talon si ça leur chante et mettre des coups de boules. Aujourd’hui, la puissance d’une Zendaya est telle que l’actrice américaine modèle à l’écran d’autres rôles, d’autres regards. Dans Challengers de Luca Guadagnino (sorti en avril dernier), l’érotisme s’inverse. C’est à travers son regard à elle que Mike Faist et Josh O’Connor deviennent des objets de désir. Tandis que, quelques mois plus tôt, dans Dune 2 de Denis Villeneuve, elle prenait à bras le corps l’action et portait, comme Timothée Chalamet, le monde sur ses épaules.

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PORTRAIT TOUT COURT

Récemment, avec la prise de parole de Judith Godrèche, qui a relancé le mouvement MeToo en France, on a enfin remis en question une certaine idée du cinéma d’auteur : l’actrice comme muse, cristallisant en un même corps les fantasmes, les idées et les pulsions d’un créateur. Surtout, une manière de la mettre dans une boîte pour jouer à la poupée. Au fond, à la vieille politique des auteurs qui montrent les films comme les obsessions d’un créateur tout-puissant, on pourrait substituer aujourd’hui une politique des acteurs, et mieux encore des actrices. Des films comme des façons d’habiter les mondes. Qui de Bruno Dumont ou de Léa Seydoux fabrique la puissance hypnotique de France (2021) ? Le réalisateur qui dirige ou l’actrice qui offre son visage ? Depuis Monika d’Igmar Bergman (1954) et le regard caméra frondeur de Harriet Andersson se pose la question de cette puissance partagée. Si l’on a inventé ce terme réducteur de « portrait de femme » pour désigner au cinéma un récit avec un personnage féminin au centre, on devrait surtout y voir le portrait d’une actrice. Comme le questionne Céline Sciamma dans son Portrait de la jeune fille en feu (2019), ce n’est pas l’œil du peintre qui fait le tableau, mais la puissance de celui qui est peint. Non pas un rapport de muse comme si l’actrice était simplement vouée à être l’objet d’un désir, mais une co-construction, faisant d’elle le sujet du film.

France de Bruno Dumont (c) Roger Arpajou

Sils Maria (Olivier Assayas, 2014) et May December (Todd Haynes, sorti en janvier dernier) ont ainsi exploré cette ambivalence et offert, à un duo d’actrices, chacun à leur manière, un film mutant dont elles devenaient petit à petit le sujet trouble. Non pas l’actrice comme désir, mais l’actrice comme création. Si Federico Fellini s’est projeté en Marcello Mastroianni, notamment dans 8 ½ (1963), Christophe Honoré instaure, depuis Non ma fille tu n’iras pas danser (2009), une gémellité entre lui-même et Chiara Mastroianni. Comme récemment dans sa pièce Le Ciel de Nantes, dans laquelle l’actrice jouait avec une troupe des bribes de son histoire personnelle et des doubles de sa famille, elle lui offre sa famille à elle et son histoire dans Marcello mio. Une fantaisie dans laquelle l’actrice prend toute la place et plonge, sous le regard complice de son jumeau d’adoption, dans les méandres psychanalytiques de son statut de « fille de ». Des Chansons d’amour (2007) à Chambre 212 (2019), l’actrice a permis à Honoré d’inventer un dialogue imaginaire avec ses proches et même avec lui-même. Elle se voit à son tour offrir un film comme une page blanche sur laquelle elle peut se raconter. Non pas un « portrait de femme », mais la liberté d’une actrice. À l’instar de la filmographie récente de Nicole Kidman ou de la profusion joyeuse des films avec Laure Calamy, ces actrices sont devenues leur propre sujet, les films s’adaptant à elles.

Chambre 212 de Christophe Honoré (c) Jean-Louis Fernandez

Dès lors que la frontière créateur/créature s’efface, les plafonds de verre sautent. À Cannes, cette année, on pourra ainsi découvrir les longs métrages de Céline Sallette (Niki), Ariane Labed (September Says), Lætitia Dosch (Le Procès du chien), Noémie Merlant (Les Femmes du balcon). À la suite d’Hafsia Herzi (Tu mérites un amour, 2009) ou de Charlotte Le Bon (Falcon Lake, 2022), toute une génération d’actrices décide de passer derrière la caméra, bousculant par là même les cases dans lesquelles la met l’industrie. À l’image de la star américaine Reese Witherspoon, devenue productrice pour faire émerger les films et les rôles qu’on ne lui proposait pas, les actrices sont aux premières loges de la remise en question profonde de l’industrie cinématographique. Leurs prises de parole, mais aussi leurs choix artistiques, leur façon de se battre pour d’autres imaginaires, d’autres façons d’exister à l’écran, rendent les histoires plus sensibles, plus complexes, plus passionnantes encore.

Image : © Splendor Films

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