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Apichatpong Weerasethakul, sous hypnose

  • Éric Vernay
  • 2015-09-02

Cemetery of Splendour fut l’un des chocs esthétiques du dernier Festival de Cannes, où il était présenté en sélection Un certain regard. Une expérience aussi douce que radicale en territoire onirique, à la frontière de l’hypnose tropicale et du trip cosmique, dans laquelle le cinéaste thaïlandais, qui a remporté la Palme d’Or en 2010 pour Oncle Boonmee. Celui qui se souvient de ses vies antérieures, tente d’apposer quelques mots sur sa science des rêves. Où il est question d’horloge corporelle, de méditation et de magie.

Dans Cemetery of Splendour, vous filmez des soldats endormis. D’où vient cette histoire à dormir debout ?
J’ai commencé à travailler sur l’idée du sommeil avant Oncle Boonmee, dans le cadre d’un projet artistique. C’est en réalité une réflexion sur la situation politique en Thaïlande. Parfois, quand on est dans une impasse, comme mon pays l’est actuellement, la seule chose que l’on peut faire pour s’évader c’est rêver . Parallèlement, j’ai appris il y a quelques années que des soldats thaïlandais avaient été mis en quarantaine, dans le Nord, à cause d’une maladie inconnue. J’ai mélangé ces éléments et j’ai commencé, avec mon actrice Jenjira Pongpas, à réfléchir au réveil, dans un hôpital, de ces soldats mystérieusement endormis. Un peu comme pour les rêves, c’est difficile d’expliquer d’où l’histoire vient exactement.

Vous inspirez-vous de vos rêves pour écrire ?
Oui. Pas vraiment en matière de récit, mais au niveau de la logique. Leur temporalité m’intéresse beaucoup. Je prends des notes à mon réveil pour m’en souvenir et en retrouver l’émotion.

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Vous avez tourné dans la ville de Khon Kaen, le lieu de votre enfance.
Je n’y étais pas retourné depuis vingt ans. Beaucoup de choses sont nouvelles, il y a des bâtiments modernes par exemple, mais le lac de Khon Kaen n’a pas changé. Mes souvenirs d’enfance se confondaient avec ce que je voyais et alimentaient mon imagination, c’était une expérience étrange.

Une grande partie du film se déroule dans un hôpital, autre lieu que vous connaissez bien puisque vos parents y travaillaient. N’était-ce pas trop pesant de grandir dans un tel environnement ?
Non, au contraire, c’était un vrai terrain de jeu. Enfant, j’ai même pu regarder dans un microscope. Pour moi c’était magique. Mais je n’étais pas en contact avec des accidentés graves. Dans la clinique où travaillait mon père, j’observais surtout les réactions psychologiques des patients. Les symptômes étaient si variés qu’il y avait parfois une atmosphère de comédie. Je suis fasciné par les maladies, j’y suis habitué.

Votre film fonctionne un peu à la manière d’une séance de méditation – on en voit d’ailleurs une dans le film – qui apaiserait nos regards avec des couleurs.
Oui, c’est comme de l’hypnose. Parfois, on a besoin de ralentir. Or, le cinéma a le pouvoir de modifier votre horloge corporelle. Certains spectateurs de Cemetery of Splendour m’ont dit qu’ils avaient eu l’impression d’avoir ralenti leur rythme interne pendant la projection, comme durant une séance de méditation. Quand je filme une scène de méditation, c’est une manière de dire au spectateur : « Je veux changer votre horloge interne. »

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Qu’implique ce changement d’horloge interne pour le spectateur ?
Mieux voir à l’intérieur comme à l’extérieur. Être lucide. Le film offre de ce point de vue un commentaire politique sous-jacent, critique mais jamais frontal.

Il y a beaucoup de douceur et d’harmonie dans votre film, malgré l’omniprésence de la maladie. L’idée du titre vient-elle de là ?
Le titre original est Love in Khon Kaen, car le film est une lettre d’amour adressée à ma région natale. Le « cimetière » a un côté énigmatique, il inspire un sentiment contrasté, puisqu’il dégage de la « splendeur ». La pesanteur et la lumière coexistent, comme dans mon film.

À un moment, vos héros se rendent au cinéma pour voir un film thaï bourré de scènes d’action kitsch. Êtes-vous friand du genre ?
Oui, même si j’en vois bien les défauts désormais, j’en raffolais quand j’étais enfant. Celui-là s’appelle The Iron Coffin Killer, je crois… Aujourd’hui, ce genre de films se fait plus rare.

Ce film de fantômes au rythme endiablé contraste fortement avec votre style, lent et contemplatif, d’où un effet presque comique.
Oui. Mais ce n’est pas méprisant de ma part. Si j’étais plus jeune, je ferais sans doute ce type de film. Mon style reflète juste mon rythme naturel.

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Quand le film de fantômes thaï se termine, Jenjira et le soldat se lèvent et restent debout dans la salle de cinéma, comme pétrifiés. Pourquoi ?
Jenjira et le soldat deviennent vraiment intimes à cet instant. C’est là que la réalité et le rêve commencent à se télescoper. Je voulais que le spectateur entre en empathie avec ces personnages qui se lèvent et nous entraînent dans une atmosphère surréelle.

Vos plans s’allongent et s’élargissent d’ailleurs à ce moment-là, distillant mystère et fascination.
Oui, au début du film, j’ai utilisé des gros plans et des plans assez courts, ce que je ne fais jamais d’habitude, pour reprendre le langage cinématographique conventionnel. Ensuite, les plans se font plus larges, plus longs, plus oniriques. Le public peut alors respirer. Pour composer l’image, j’ai beaucoup discuté avec Diego García, mon nouveau chef opérateur. Il vient du Mexique et m’a été présenté par Carlos Reygadas. On s’est très vite synchronisés. J’ai l’impression que l’Amérique du Sud et la Thaïlande ont des similitudes au niveau du rythme et des vibrations. Et puis, avec Diego, nous avons les mêmes goûts cinématographiques. Je ne sais pas… c’était magique !

Magique, comme lorsque vous parvenez à rendre gracieuses les choses les plus triviales : une poche d’urine, un homme déféquant dans les bois…
Pour cette scène dans les bois, je voulais montrer cet endroit étrange, une école abandonnée, et la nature qui se développe tout autour. Les gens font leurs besoins là, au même titre que les animaux. Les règles habituelles n’ont plus lieu d’être, c’est plus sauvage.

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L’avantage d’Internet, selon votre héroïne, c’est qu’il nous donne plus de temps pour réfléchir à ce qu’on va dire qu’on en a dans la réalité. C’est drôle et paradoxal de mettre en avant cet aspect du web, lui qui est en général associé à la vitesse, non ?
Plus que la vitesse, Internet, c’est une révolution. Ça permet de découvrir l’histoire de son pays, en particulier en Thaïlande. On peut ainsi avoir accès à des textes qui ne sont pas enseignés à l’école, à cause de la propagande. C’est une chance d’avoir un regard nouveau sur notre pays.

On ressent, en creux, votre inquiétude quant à la situation politique. Pourquoi ne pas l’aborder de manière directe ?
Il y a beaucoup de textes et de travaux de recherche sur le sujet. Mon attention se dirige plutôt vers le regard triste des gens. C’est le sens du plan final, et des yeux grands ouverts de Jenjira : on ne pourra jamais se réveiller complètement, car nous sommes enfermés dans ce monde de fous.

d’Apichatpong Weerasethakul (2h02)
avec Jenjira Pongpas, Banlop Lomnoi…
sortie le 2 septembre

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