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CANNES 2024 ⸱ « Ernest Cole, photographe » de Raoul Peck, chambre d’échos

  • Joséphine Leroy
  • 2024-05-24

[CRITIQUE] Toujours aussi précis et malin, le cinéaste haïtien a présenté en Séances spéciales ce portrait documentaire très fort, consacré au photographe sud-africain Ernest Cole, dont l’œuvre politique a été balayée par l’oubli. Le film vient d’être récompensé par l’Œil d’or au Festival de Cannes, ex-aequo avec « Les Filles du Nil » de Nada Riyadh et Ayman El Amir.

« Comment survivre à l’Occident ? » Cette question hante le cinéma de Raoul Peck (Lumumba, 2000 ; I Am Not Your Negro, 2017). Elle est aussi au cœur de l’immense travail photographique d’Ernest Cole, à qui l’on doit cette formule forte, tranchante, issu de son livre House of Bondage, publié en 1967. Exilé hors d’Afrique du Sud, d’où il a été banni durant les années sombres de l’apartheid, ce dernier a tenté de trouver refuge aux Etats-Unis et en Europe, avant de disparaître dans le dénuement à New-York, en février 1990. Cinéaste de la trace, de la mémoire des persécutions et de la réparation, Raoul Peck s’est naturellement intéressé à cette figure lâchement jetée dans le fossé de l’oubli, et qui a documenté durant sa fuite la réalité qui se cache derrière l’invention du mythe occidental, territoire vendu comme celui de la liberté, de l’égalité. 

Avec force, Peck tente de reconstituer à partir d’une matière fragmentaire le puzzle de la vie de Cole, imprégnée de cette idée, et qui a pris la forme d’une quête inachevée. Il montre comment son travail s’est toujours tourné, même de manière symbolique, vers les mécanismes qui ont conduit son pays, quitté contre son gré, à se fractionner. Raoul Peck rappelle comment les grandes lois ségrégationnistes ont rendu licites le déclassement et la réification de la population noire d’Afrique du Sud, en plein apartheid. Il part aussi en quête des 60 000 négatifs que ce photographe d’une grande abnégation n’aura jamais eu le temps de développer, et qui ont été dispersés. Ce double mouvement, qui nous ancre à la fois dans le passé et le présent, donne au film une puissance saisissante. Elle est parfois mise en scène de manière intelligente, comme lorsque Raoul Peck accole dans des split-screen les images de Cole, prises soit en Afrique du Sud, soit chez les populations pauvres de New York, enfermées dans les quartiers délabrés de la ville.

Le message est clair, limpide : si elles sont séparées par des milliers de kilomètres, les victimes ont la même couleur de peau. Obsédant, le documentaire, entièrement construit sur l’idée d’écho, de parallèle, trouble aussi par les liens secrets qui unissent Peck et Cole, comme si l’un et l’autre parlaient ici d’une même voix. Dès le générique, le cinéaste choisit de cosigner le scénario du film avec le défunt, qu’il n’a pourtant jamais rencontré. À la fois dans la droite lignée du travail pointu de Peck, très attaché aux faits et à la vérité historique, le film, en ce qu’il permet la rencontre post-mortem de deux âmes qui se sont ratées, prend une dimension mystique déchirante. 

Le Festival de Cannes se tiendra cette année du 14 au 25 mai 2024. Tous nos articles sur l’événement sont à suivre ici.

Illustrations : Condor Distribution

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