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Bertrand Bonello : « On a beau dire qu’on est tous connectés, il y a quand même un sentiment de solitude terrible »

  • Joséphine Leroy
  • 2024-01-31

Sinueux, radical, obsédant, « La Bête » de Bertrand Bonello, porté par une captivante Léa Seydoux, est aussi le film le plus audacieux du cinéaste. Il livre ici une œuvre hybride – entre dystopie SF et romance –, inspirée par la peur de voir se dissoudre les sentiments, alors que le numérique et l’intelligence artificielle influencent nos vies. On a rencontré le réalisateur dans son appartement pour qu’il éclaire les zones d’ombre de son œuvre mystérieuse.

Vous adaptez très librement la nouvelle La Bête dans la jungle de l’écrivain américain Henry James, parue en 1903. Qu’est-ce qu’il reste du texte dans votre film ?

L’argument, à savoir une personne qui se refuse à l’amour parce qu’elle a la certitude, le pressentiment qu’une catastrophe va arriver, et puis qui s’aperçoit trop tard que cette bête qui s’apprête à surgir n’était que la peur d’aimer [le film commence en 2044, dans un futur régi par l’intelligence artificielle où chaque individu est incité à se débarrasser de ses sentiments, considérés comme dangereux. Pour cela, Gabrielle, incarnée par Léa Seydoux, doit « purifi[er] son ADN » en revisitant ses vies antérieures. Elle y retrouve chaque fois Louis, l’amour de sa vie, ndlr]. Et, dans toute la longue scène du bal, au début [située en 1910, ndlr], les trois quarts des dialogues sont ceux de Henry James. Tout est là-dedans. Après, j’ai tout explosé.

En août dernier, Patric Chiha a sorti sa propre adaptation de La Bête dans la jungle. Qu’est-ce qui rend le livre particulièrement pertinent aujourd’hui, pour vous ?

Henry James est un sculpteur de l’âme génial. Quand j’ai voulu faire un mélo, je me suis tourné vers ce livre, parce qu’il y a quelque chose de tellement beau et tragique dans ce ratage amoureux. Aujourd’hui, on a beau dire qu’on est tous connectés, il y a quand même un sentiment de solitude terrible. Quelque chose qui est de l’ordre du repli, du narcissisme, de l’autocentrage. Et l’amour, c’est le contraire de l’autocentrage, c’est l’abandon total. Il y a quelque chose qui résonne dans l’époque avec ça.

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Dans Coma (2022), vous racontiez déjà la peur très contemporaine de voir disparaître les sentiments, le toucher, les sensations, en imaginant le quotidien d’adolescentes confinées au moment du Covid-19. Un sondage IFOP publié en février dernier révèle que près de la moitié des jeunes âgés de 18 à 25 ans n’a pas eu de partenaire sexuel(le) au cours de l’année 2022. Qu’est-ce que ça vous inspire ?

Il y a même un mouvement plus large qui prône la non-sexualité [le mouvement No Sex, des personnes revendiquant une absence de désir ou une asexualité, ndlr]. Concernant la jeunesse, c’est un drôle de mélange entre ça et, d’un autre côté, les applis, une sursexualité... Il y a aussi une plus grande fluidité. Quand j’étais jeune, on me disait que demain serait mieux qu’aujourd’hui. C’est une phrase qui donne des rêves, qui donne du désir, qui donne des envies de possibles – et d’impossibles aussi. Quelqu’un qui a 20 ans aujourd’hui, comme ma fille, a grandi avec l’idée que demain serait pire qu’aujourd’hui. Forcément, où est-ce que ça tape ? Sur le désir, et parfois jusqu’au désir sexuel. On empêche les jeunes de rêver. Ils ont grandi avec le chômage qui se creuse, une situation écologique atroce, le terrorisme... On leur a mis le Covid en plein milieu, et on leur a dit « tu restes chez toi », alors que c’est l’âge où il faut partir découvrir le monde. 

Mais, paradoxalement, même si c’est une génération à qui on a toujours dit que le futur serait difficile, elle sera peut-être moins égoïste, elle repensera peut-être le monde dans le bon sens. C’est mon seul espoir parce qu’on est sur une pente un petit peu dure, là.

Vous reproduisez les vidéos d’Elliot O. Rodger, un jeune criminel américain qui se sentait persécuté par les femmes. Qu’est-ce qui vous a le plus interpellé dans son histoire ?

Il y a une vidéo dont j’ai écrit le texte, mais toutes celles dans lesquelles il [le personnage de Louis, incarné par George MacKay, ndlr] se présente sont identiques à celles d’Elliot O. Rodger [le jeune homme se définissait comme un incel, des masculinistes très actifs sur internet qui s’autoproclament « célibataires involontaires », accusant les femmes d’être responsables de leur situation ; il s’est suicidé après avoir commis la tuerie d’Isla Vista, qui a coûté la vie à six personnes et en a blessé quatorze autres en 2014, ndlr]. Je n’aurais jamais été capable d’écrire ça. 

Ce qui m’a le plus interpellé, c’est son attitude. Pas tellement le monstre qui déteste les femmes et qui va en tuer, mais la manière dont il se met en scène. C’est pour ça que j’étais obligé de faire une partie aux États-Unis. Parce que c’est un pur produit de l’Amérique dans sa mise en scène, dans son langage. Si j’avais écrit moi-même les dialogues du personnage, j’aurais imaginé des choses beaucoup plus tarées. Là, il y a une normalité qui m’a vraiment terrifié. C’est sidérant de banalité.

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Au moment où cet incel est sur le point de pénétrer dans la maison où loge Gabrielle, l’ordinateur de celle-ci se fait pirater et on voit apparaître des extraits de Trash Humpers de Harmony Korine, dans lesquels des habitants désœuvrés de Nashville, portant des masques de personnes âgées, détruisent tout ce qui leur tombe sous la main.  Quel sens donnez-vous à ces images ?

Comme ce sont des pop-up, je cherchais des images qui, en trois secondes, arriveraient à créer un malaise. Harmony Korine a ce génie – je ne sais pas comment il fait – pour créer des images comme ça. Je ne connais personne d’autre qui y arrive.

Quelles questions éthiques vous êtes-vous posées par rapport à la séquence de l’assaut de Louis sur la villa où réside Gabrielle, capturé en partie à travers des petites caméras de surveillance, ce qui décuple la violence de cette tentative de féminicide ?

Dans le récit, cette partie se situe en 2014. Je n’aurais certainement pas mis en scène la séquence comme ça si l’intrigue se déroulait en 2018 [soit un an après l’affaire Weinstein et la naissance du mouvement #MeToo, ndlr]. Avant qu’il ne soit sur Netflix et touche beaucoup la jeunesse, j’ai été hyper attaqué, au moment de la sortie en salles de Nocturama [sur des jeunes qui posent des bombes à Paris. Sorti en 2016, après les attentats de janvier 2015, le film avait suscité une polémique, ndlr], sur la mise en scène de la violence, son esthétisation. J’ai du mal à comprendre ce discours. 

Sans comparer mes films avec celui-là, dans ce cas, il faudrait aussi attaquer Apocalypse Now [Palme d’or en 1979, le film de Francis Ford Coppola nous plonge dans l’enfer de la guerre du Viêt Nam et montre la violence exercée à l’époque par l’armée américaine, ndlr].

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Les ellipses et entrecroisements d’époques sont vertigineux, d’autant qu’ils reposent sur l’idée d’éternel recommencement. Comment êtes-vous parvenu à un montage aussi fluide ?

C’est surtout au scénario que ça a été compliqué. Le montage en est très proche, je ne l’ai pas restructuré. En revanche, je n’ai jamais autant réécrit. Je suis arrivé à peut-être vingt-cinq versions. Ça a été très laborieux, avec tout un tas de Post-it triés par couleurs, pour créer des résonances ou non parmi les choses. Il fallait qu’il y ait quelque chose de quasi mathématique, mais que la mathématique ne s’aperçoive pas. C’est comme un jeu, il y a quelque chose d’assez ludique. Et le sujet de l’éternel recommencement, je le trouve magnifique. C’est Nietzsche.

Le motif de la poupée est omniprésent dans votre cinéma. Dans La Bête, vous montrez l’évolution de sa matière, de la cire au plastique. Qu’est-ce qui vous fascine dans cet objet ?

Je sais que j’en mets beaucoup, il faut que j’arrête un peu ! Mais je trouve que c’est un objet très cinématographique. Il y a un côté enfantin et un côté terrifiant. Ces deux choses-là, je les adore. On ne sait pas ce qu’il y a derrière le sourire d’une poupée. Tout à coup, on peut mettre plein de hors-champ. Une de mes scènes préférées de La Bête, c’est quand Léa Seydoux fait la poupée au salon de thé. Je la trouve géniale, parce qu’à la fois elle est extrêmement belle, mais elle fait peur, on ne sait pas à quoi elle pense.

Dans la partie futuriste, Guslagie Malanda (découverte dans Saint Omer d’Alice Diop, en 2022) campe une sorte de poupée sexuelle générée par l’I.A., comme une incarnation d’un fantasme de fusion entre humain et automate. C’est comme ça que vous avez imaginé ce personnage ?

Oui, ce phénomène est complètement terrifiant et fascinant [populaire au Japon, la « love doll » est une poupée de silicone grandeur nature généralement utilisée par des hommes célibataires pour assouvir leurs fantasmes, ndlr]. Vers la fin du film, alors qu’on est en 2044 et qu’il y a ce mouvement d’effacement des émotions humaines, le personnage joué par Guslagie Malanda, qui est une poupée, un robot, se met à rêver, à avoir du désir pour Gabrielle. C’est comme si elle devenait plus humaine que les humains.

Un peu comme celle de Bruno Dumont dans France (2021), votre caméra scrute le visage et le corps de Léa Seydoux, d’abord avec une certaine distance voire froideur, avant d’atteindre progressivement une grande intensité. Comment avez-vous fabriqué cet effet avec Léa Seydoux ?

Les deux heures vingt-cinq de mon film sont sur elle. Quasiment du premier au dernier plan, la caméra est sur elle, et souvent elle est seule : en 2014, elle est face à l’ordinateur ; en 2044, elle interagit avec des voix... Elle est cernée. Léa n’est pas quelqu’un qui veut savoir beaucoup de choses sur le film avant de tourner. J’ai pensé mon scénario, mon découpage dans mon coin, et puis elle est arrivée sur le plateau. Et autant elle n’aime pas préparer, autant elle s’abandonne totalement sur le moment. Il y a parfois des choses qui la dépassent, et ce sont ces choses-là, ces espèces de surgissements qui sont assez magnifiques parce qu’ils ne sont pas intellectualisés, qu’il faut capter. Je ne fais pas beaucoup de prises, donc quelque part il faut traquer quelque chose.

C’est votre film le plus ambitieux formellement. Vous avez rencontré des difficultés pour le produire ?

Gigantesques ! On s’est beaucoup battus, Justin [Taurand, producteur délégué du film avec Bertrand Bonello, ndlr] et moi, pour ne lâcher sur rien. On a commencé à financer le film en 2020. Si j’avais voulu faire le film aujourd’hui, je n’aurais pas pu, parce qu’il coûte cher et qu’une telle liberté formelle n’est plus possible dans ces budgets-là. Il y a un côté « film dinosaure », c’est une aberration dans la production aujourd’hui. 

J’ai présenté quatre fois le film à l’avance sur recettes [tous les ans, le CNC sélectionne sur dossier des projets auxquels il alloue des aides de financement, ndlr], je me suis fait refuser quatre fois. Ce n’est plus du tout ce cinéma-là qui se finance. Et puis, depuis le Covid et la baisse de fréquentation des spectateurs, le CNC veut être plus normatif, les distributeurs sont un peu plus craintifs. Donc ce film, c’est un petit peu un acte de résistance, qui à mon avis ne pourra pas se reproduire.

Vous cherchez toujours à créer des images sensorielles, mais on vous sent en même temps de plus en plus attiré par la pixellisation, la fragmentation de la chair. Comment conjuguez-vous ces contraires dans votre mise en scène ?

Le virtuel n’empêche pas le rapport au sensoriel. Le rapport numérique est aussi un rapport aux sens. C’est vrai que les parties du film qui se déroulent en 2014 puis en 2044 font appel à une espèce d’hybridation des images. Mais je trouve que ce n’est pas antinomique. C’est une autre forme de sensorialité, plus glaçante parfois. On est envahis d’images. Et qu’est-ce qu’une image de cinéma dans le flot des images ? Ce n’est pas forcément une image en 35 mm, ça peut être une image pixellisée. Mais qu’est-ce qui fait que c’est une image de cinéma et pas une vidéo YouTube ? Cette circulation-là, c’est vrai qu’elle m’intéresse beaucoup.

J’ai commencé à écrire le film en 2017. Je pensais que l’intelligence artificielle arriverait dans quinze ans. Mais cette année, c’est carrément devenu l’un des plus grands sujets de société, et l’une des plus grandes peurs. Entre l’un des fondateurs d’OpenAI [Sam Altman, qui a créé l’entreprise en 2015 avec Elon Musk, ndlr] qui a dit qu’il avait créé la bombe atomique [lors d’une audition devant les élus du Congrès américain en mai 2023, il avait déclaré que l’intelligence artificielle pourrait ressembler à « la bombe atomique – une énorme avancée technologique, mais dont les conséquences continuent de nous hanter jusqu’à ce jour », ndlr], tous les pays qui demandent à faire des chartes [en novembre 2023, dix-huit pays, dont la France, ont signé un accord sur la sécurité de l’intelligence artificielle, ndlr], cette grève américaine dont l’intelligence artificielle est au cœur [en mai 2023, la Writers Guild of America a entamé une grève des scénaristes, rejointe ensuite par la SAG-AFTRA, le syndicat des acteurs. Des accords avec les grands studios ont depuis été trouvés, ndlr]...Évidemment que tout ça va changer notre rapport aux images, qu’on va se demander ce qu’est une image vraie. C’est une question politique, éthique, morale assez passionnante.

Dans une scène de retrouvailles entre Gabrielle et Louis, on entend un titre de Roy Orbison, « Evergreen ». On ressent instantanément une émotion terrassante. Comment ce choix musical s’est-il imposé ?

Le texte de la chanson parle d’un amour qui renaît à travers les âges, ça me semblait tout indiqué pour le film. J’adore Roy Orbison. Il a une voix d’ange. On ne sait même pas où il est né. Est-ce qu’il est né dans les étoiles ?

On est tenté de rapprocher l’univers de La Bête de celui de David Lynch, qui a lui-même utilisé un titre de Roy Orbison – « In Dreams » – dans Blue Velvet (1987). Est-ce que c'est un cinéaste qui compte pour vous ?

J’ai beaucoup vu ses films. Un peu comme Jean-Luc Godard, c’est un cinéaste qui vous autorise à être libre. Les deux m’ont beaucoup influencé sur leur rapport au son et à l’image, au sensoriel, au montage... Sur une forme de distorsion du réel aussi. Dans La Bête, c’est par exemple prendre un truc tout con comme un pigeon, l’animal qui nous entoure le plus, et essayer d’en faire un objet de terreur, quelque chose de mythologique.

Le film est dédié à Gaspard Ulliel, disparu dans un accident de ski en janvier 2022. Il devait jouer le rôle de Louis. Comment avez-vous réagi ?

Le jour de la mort de Gaspard, on a décidé de ne pas annuler ni repousser le film, et de ne pas prendre un acteur français pour qu’il n’y ait pas de comparaison [c'est finalement George MacKay qui joue le rôle, ndlr]. Après, la seule chose que j’ai changée, c’est que j’ai réécrit la partie en 1910 en version bilingue, ce que je trouve assez joli parce que ça crée une musicalité dans le jeu de séduction. En allant chercher un acteur ailleurs, ça a emmené le film ailleurs.

La Bête de Bertrand Bonello, Ad Vitam (2 h 26), sortie le 7 février.

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