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Bartabas

  • Léa André-Sarreau
  • 2021-05-17

Alors que son spectacle "Entretiens silencieux", tête-à-tête gracieux et épuré avec son étalon Tsar, reprend 14 au 28 juillet à 11h au Manège de la Grande Ecurie du Château de Versailles (dans le cadre du festival Paris l’été), on republie notre entretien avec Bartabas, écuyer sensible et passionné toujours à l'affût d'expériences radicales.

Depuis trente ans, le fondateur du Théâtre Equestre Zingaro, installé au Fort d’Aubervilliers, propose des spectacles enchanteurs, inspirés de ses voyages, où s’accordent la danse, la musique et le dressage. A deux semaines de la première représentation de son nouveau spectacle Entretiens silencieux, tête-à-tête gracieux et épuré avec son étalon Tsar, cet écuyer taiseux nous a reçus dans sa caravane pour évoquer cette amitié fusionnelle avec l’animal, et son travail, toujours aussi radical.

« Entretiens silencieux » : est-ce un titre ironique, un contre-point à notre époque bruyante, saturée de commentaires ?

Oui, parce que c’est un spectacle sur un cheval et un homme qui s’écoutent, sans mots. Malgré ce silence, il y a beaucoup de choses à entendre avec les yeux. On vit dans une époque où la parole a perdu de sa valeur, où tout le monde parle pour ne rien dire, sans s’écouter. Alors que travailler avec un animal qui ne parle pas, ça développe l’écoute. C’est savoir interpréter l’implicite : le corps, les soupirs, les silences… Ce n’est pas l’homme qui murmure à l’oreille des chevaux, c’est l’homme qui écoute les chevaux.

Avec ce corps-à-corps fusionnel avec votre cheval, vous aviez envie de montrer le travail en train de se faire ?

Ce qui est difficile et passionnant, ce n’est pas de montrer des gens qui savent déjà et qui démontrent, mais des gens qui cherchent. Pas seulement qui apprennent, mais qui s’apprennent mutuellement. C’est un exercice d’humilité, aussi. Face à un public, on a toujours envie de produire, de faire plus. Là, je n’avais pas le droit de tricher. Ce qui est exécuté dans ce spectacle, c’est ce dont le cheval a besoin, pas ce dont le public a besoin. Avec un cheval, on n’impose pas, on propose et il dispose. C’est comme un musicien qui fait ses gammes : il s’échauffe, puis joue, dans un certain ordre.

Vous revenez à quelque chose de plus intime, de moins sophistiqué dans votre rapport au cheval. Pourquoi ?

C’est Tsar qui m’a donné l’idée d’une forme épurée. Je n’aurais pas fait cette mise en scène avec un autre cheval. Il dégage quelque chose de particulier : il est spectaculaire parce que très grand, mais pas spécialement doué, avec des défauts physiques… Ce qui oblige à le travailler en finesse. Donc ce spectacle n’est pas un récital, parce que le cheval n’est pas dressé. J’ai un souvenir d’enfance qui m’a beaucoup frappé. J’avais accompagné un réalisateur, ami de mes parents, dans un studio où une cantatrice – je crois que c’était Montserrat Caballé mais je n’en suis plus sûr – travaillait avec son pianiste. C’était une séance de travail privée, il ne fallait pas faire de bruit parce qu’ils enregistraient. J’ai ressenti la puissance de la voix, le fait d’être si proche de quelqu’un qui sera plus tard devant une salle de 3 000 spectateurs… C’est comme voir un danseur classique dans un studio : on a l’impression qu’il vole, alors que sur un plateau à l’Opéra Bastille, on dirait un crapaud. Il y a de ça dans mon spectacle. Regarder une intimité dans le travail qui n’était pas faite pour être vue normalement, presque jusqu’à la gêne, l’impudeur.

« Entretiens silencieux incite les spectateurs à porter leur attention sur un cheval, comme il le ferait sur un danseur ou un musicien »

D’ailleurs, vous avez fait tout un travail de sonorisation de l’animal, en captant ses respirations grâce à des microphones.

L’idée, c’est de faire entendre ce que moi j’entends quand je suis sur le cheval. Laisser le temps au spectateur de s’attacher à cette écoute, d’y charger son inconscient, comme dans ces moments d’immobilité complète où j’attends juste son soupir pour pouvoir repartir, avoir une énergie dans la décontraction. Il n’y a rien de pédagogique là-dedans, c’est aussi un spectacle sur la vacuité. Aux gens de remplir les cases… L’important, c’est qu’Entretiens silencieux ne s’adresse pas aux amateurs de chevaux. Au contraire, il incite les spectateurs à porter leur attention sur un cheval, comme il le ferait sur un danseur ou un musicien.

Suite à l’annonce du couvre-feu, vous avez décidé de jouer votre spectacle le matin. Or ce tête-à-tête parle justement de solitude, d’éveil, loin de la fureur de la journée. Est-ce que ce spectacle n’était pas fait pour être joué aux aurores ? 

C’est lié au COVID, mais c’est aussi pour préserver le théâtre comme lieu de convivialité. Les gens doivent pouvoir déjeuner, prendre le temps de voir le spectacle sans être pressé…Zingaro, c’est aussi rentrer dans un univers particulier, qui est habité par notre passé, notre histoire. On passe à travers les écuries, on voit les chevaux, les caravanes. Ce sera moins magique que la nuit, mais on verra davantage le décor et le travail sur l’éclairage : les gradins sont illuminés, le public n’est pas complètement dans le noir, la piste prend du volume en lumière…Ça colle aussi avec l’esprit du spectacle, où l’on montre ce qu’il faut faire pour obtenir un résultat final que normalement les gens voient le soir.

Votre travail abat les frontières entre le prosaïque et l’exceptionnel, propose de dévoiler le quotidien derrière le spectacle. Tout comme votre théâtre à Aubervilliers, Zingaro, qui est autant un lieu de travail qu’un espace à vivre, à traverser. 

Il y a un côté village d’Astérix, on le sait. En même temps, c’est une manière d’être en résistance. On est à la fois un peu ailleurs, tout en étant implanté dans le 93, avec une vraie existence sociale. C’est intéressant de voir comment les gens « consomment » Zingaro : ils sont fidèles, reviennent souvent sur des générations, et avec d’autres gens, pour faire découvrir. Au-delà de la rencontre artistique, il y a une philosophie de vie fondée sur la désorientation, qui renvoie au Théâtre Mnouchkine. On perd les repères classiques du théâtre avec ses sièges rouges, mais aussi la notion du temps et de l’espace. T’as pris le métro, tu viens à Aubervilliers, et tu arrives ici. Il n’y a pas de séparation entre l’acte artistique et la vie. Je suis Bartabas 24 heures sur 24, pas une heure et demie devant le public avant de retourner dans mon appart à Paris. C’est un inconfort que je revendique, que j’aime – même s’il est relatif.

« Un artiste, ce n’est pas quelque chose de rentable »

Lorsque vous avez créé Zingaro en 1984, cette troupe incarnait un mode de vie anticonformiste, une façon de faire de l’art hors des sentiers conventionnels. Qu’en est-il aujourd’hui ?

J’ai croisé pas mal de gens qui n’étaient jamais venus chez Zingaro et qui disent : « C’est une des plus grosses compagnies d’Europe, qui tourne dans le monde entier mais s’est développée en dehors des circuits institutionnels ». Des mecs qui ont commencé dans la rue avec trois bouts de cacahuètes, sans faire de concession au pouvoir de l’argent, ni dans le contenu, ni dans la forme, ni dans la diffusion, c’est un symbole pour les gens. Un artiste, ce n’est pas quelque chose de rentable. D’ailleurs aujourd’hui, on ne dit plus « artiste », mais « créateur », comme si le créateur apportait de la valeur à un produit. La fonction de l’art, c’est une vision qu’on a en soi, qui résulte d’un mal-être profond, et dans lequel un public se reconnaît – ou pas d’ailleurs. Je ne me considère pas comme un artiste, mais comme un artisan. Mes préoccupations c’est de pouvoir jouer malgré les imprévus, s’adapter. Aujourd’hui, le véritable acte de résistance, c’est tenir bon à ton mode de travail, à tes valeurs. Dire que oui, il faut six mois pour faire un spectacle, deux ans et demi pour le rentabiliser, mais ne pas faire deux spectacles par jour. On me dit des fois : « Pourquoi vous ne jouez pas devant 5 000 personnes ? » Parce que si je ne peux plus croiser le regard du spectateur, ça ne m’intéresse plus.

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