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PORTFOLIO · Fanny Molins, l’ivresse de vivre 

  • Léa André-Sarreau
  • 2023-03-21

Dans « Atlantic Bar », son premier long documentaire né d’un reportage photographique sur l’alcoolisme, la cinéaste filme avec un mélange d’empathie et de retenue les dernières heures d’un bar à Arles, condamné à la fermeture. Bien plus qu’une étude sociologique, le film capture, au fil des verres, les bribes de vie d’êtres abîmés, pour qui le troquet est une scène de théâtre où conjurer les drames. On a demandé à Fanny Molins de nous présenter les héros de ce monde qui se meurt.

« C’est l’anniversaire de Sandro, le fils de Nathalie, la patronne, et de Jean-Jacques. Avec cette scène, je voulais interroger les désirs des protagonistes du bar, qui ont un peu leur vie derrière eux. Les mettre en regard de ce jeune qui arrive dans l’âge adulte, avec tout ce que ça peut avoir de flippant, de passer d’un âge où il est permis d’avoir des rêves à un âge où la réalité te rattrape.  

Ce qui frappe ici, c’est la tendresse, au milieu de l’intensité de la fête. Ce photogramme montre un couple très soudé, avec des rôles bien répartis : Nathalie brille, fait le show, Jean-Jacques tient la baraque derrière. On m’a beaucoup parlé de « misérabilisme » à propos du film, mais je n’en vois pas. Quand je pense à ce couple, je me dis qu’ils s’aiment depuis 30 ans - je ne connais pas énormément de gens qui peuvent en dire autant. Et puis ce qui se joue, c’est une intimité qui excède tout voyeurisme. Le voyeurisme sous-entend une distance physique pour se dissimuler du sujet qu’on filme, une dissimulation de ses intentions. On peut sentir à l’image que l’on se connaissait depuis quatre ans, qu’on avait fait des entretiens intimes avec eux, où ils s’étaient livrés. » 

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« Le bar est un théâtre : Nathalie en est l’actrice principale et la metteuse en scène. Elle règne sur son tabouret haut posé sur l’estrade. Gilbert est le tonton flingueur, Alain fait partie du décor. Claude, que l’on voit ici, est le poète maudit. C’est aussi le premier que j’ai rencontré. Il est venu vers moi et m’a dit : « Bonjour, je m’appelle Claude Casanova et j’ai jamais eu d’amoureuse. » Je me suis dit : « Alors toi, tu vas t’asseoir avec moi. » [elle rit, ndlr.] Claude est un acteur, un artiste, quelqu’un qui a une énorme sensibilité, une grande intelligence. L’art a été un subterfuge aux douleurs de sa vie. Malheureusement, son milieu précaire ne lui a pas permis d’avoir l’éducation qui lui aurait permis de s’épanouir intellectuellement. Dans la géographie du bar, il se met toujours à part - un peu par timidité, beaucoup pour qu’on le remarque - c’était donc important de le filmer seul.  

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Dans une autre séquence, ses copains se moquent de lui en l’appelant le « poète google ». Mais Claude est lucide sur son image – c’est pour ça qu’il fallait garder au montage cet entretien où il dit : « Mon rêve, ça aurait été d’être fou du roi. » Mettre en regard ces deux scènes, c’est lui permettre de garder un contrôle sur son récit, une longueur d’avance sur le spectateur, qui pensait tout savoir des personnages. Je voulais montrer que, moi la première, en tant que réalisatrice, j’ai eu des moments de naïveté, de maladresses, et qu’ils me l’ont rappelé. Ça nous rappelle que le documentaire n’est pas unilatéral, c’est un jeu qui se joue à plusieurs. Entre ceux qui filment et ceux qui sont filmés, il y a une relation, un dialogue, une tension, une manipulation, dans les deux sens. » 

« Dans cette séquence, Gilbert raconte son passé tumultueux avec une grande intelligence, en invoquant la signification des tatouages sur ses mains : « Je me suis fait tatouer les quatre as pour arrêter de jouer. » Ce plan est presque christique, avec ce regard vers le ciel, brillant, rieur, qui raconte toujours des histoires, ses totems que sont sa clope, ses longs ongles… C’est un héros de cinéma. Gilbert a de longs ongles, très beaux, dont il est très fier. Il les lave à l’eau de javel – on l’a d’ailleurs filmé, dans une scène coupée au montage. Quand on a le sous-texte, c’est intéressant que Gilbert lave ses ongles à l’eau de javel. C’est quelqu’un qui a braqué, qui a mis ses mains dans le cambouis, et qui expurge ce passé en se lavant les ongles. Je ne suis pas psychanalyste, mais il y aurait beaucoup à dire ! »

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« On appelle souvent ces gens des « piliers » de comptoir, comme s’ils étaient du mobilier. Je voulais au contraire montrer les dynamiques, le mouvement qui existent entre eux. En même temps, dans un bar, ça valse, mais c’est aussi très figé. Une bière peut rester sur une table pendant assez de temps pour que la mousse disparaisse… Il fallait donc des gros plans plus statiques, pour rester fidèle au quotidien. Avec mon chef-opérateur, Martin Roux, on a voulu montrer un peu de nature morte, de ce bar qui se meurt. Une vitalité énorme se mélange avec quelque chose de très mortifère. Cette photo est aussi le témoignage d’une époque en train de changer. Les bars ferment, l’espace public se désincarne peu à peu, alors que le bar est un lieu dans lequel on peut sociabiliser sa consommation d’alcool, ce qui est toujours plus souhaitable que de l’emmurer dans la solitude. Pour avoir la force de sortir de chez soi, aller voir d’autres personnes, il faut avoir une envie de vivre. On peut estimer que boire, en tout cas les premiers verres, c’est aussi essayer de se rappeler à ses désirs, et les mêler à ceux des autres. Et puis fermer un bar, c’est aussi exposer des gens en précarité sociale, économique, culturelle, à encore plus de marginalisation. »

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« Cette photo est une mise en scène qui raconte la dualité de Nathalie. Elle est de dos, regarde vers l’horizon, veut s’enfuir, sait que ce bar la tue, a envie d’ailleurs. Mais elle reste, par défaut, et par besoin de ce monde qu’elle a créé. Que ferait la metteuse en scène sans ses acteurs ? Avec mon monteur, Rémi Langlade, on a filé une sorte de métaphore maritime tout au long du film : il s’ouvre sur des pêcheurs, le bar s’appelle Atlantic… La vie de ces gens étant une succession d’emmerdes, on s’est dit : est-ce qu’ils ne sont pas des mouettes qui doivent surplomber les vagues pour continuer à vivre ? 

Ce plan met aussi en lumière une femme alcoolique, avec le double tabou social que ça pose. Dans ma famille, il existe un alcoolisme féminin. Inconsciemment, ça m’a poussée à vouloir comprendre cette maladie. J’ai anglé le film sur Nathalie parce que contrairement aux hommes qui l’entourent, elle en parle de façon très lucide. En entretien, tous les mecs ont dit : « Nathalie, elle picole. » Toi aussi, mec ! Les hommes parlent très bien de l’alcoolisme des autres – beaucoup moins du leur. Il y a un degré zéro de tolérance de l’ivresse chez les femmes : un homme qui boit est un bon vivant, ça n’existe pas pour une femme. Nathalie, elle, a une introspection, une analyse très aigue de sa propre addiction. » 

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« Gilbert et Claude s’enlacent, alors qu’ils ne sont pas si proches. Le fait qu’ils se tombent dans les bras dit bien la puissance sociale générée par le bar, qui aplanit les rapports de domination. Souvent, quand l’ivresse se fait ressentir, les forces s’estompent. Il y a comme des heures magiques où les vulnérabilités sont acceptées, où les masculinités cessent de se revendiquer. L’expression des émotions est soudain tolérée. Même si le bar, qui est une sorte de laboratoire microscopique d’une société, ce n’est pas que ça, il ne faut pas être naïf. »

Atlantic Bar de Fanny Molins, Les Alchimistes, 1h17, sortie le 22 mars

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