Alice Douard, réalisatrice de « Des preuves d’amour » : « On voulait que ce couple soit filmé avec beauté et cinéma, pas de manière naturaliste ou illustrative »

C’est l’un des films qui nous a le plus emballés à la dernière Semaine de la Critique de Cannes. Avec le sensible et prenant « Des preuves d’amour » (son premier long métrage après son court césarisé « L’Attente »), Alice Douard raconte les hauts et les bas d’un couple de femmes (Ella Rumpf et Monia Chokri) qui s’apprêtent à devenir mères. Rencontre avec la talentueuse cinéaste, qui parvient subtilement à éviter le pathos pour proposer une fiction queer pleine de densité, présentée en avant-première au mk2 Quai de Seine ce 17 novembre à l’occasion du festival Chéries-chéris, avant sa sortie nationale le 19 novembre.


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Le film s’inspire d’une histoire vraie, la vôtre. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’en faire une fiction ?

Quand ma compagne [la productrice Marie Boitard, ndlr] était enceinte et que j’attendais mon enfant sans le porter, je ne me le suis pas dit tout de suite, mais j’ai compris après qu’il y avait là un sujet : montrer un personnage féminin qui va être mère sans être enceinte. Je n’avais jamais vu ce film-là. J’ai donc commencé à travailler dessus, mais je voulais sortir de ma propre histoire. J’ai rencontré beaucoup de couples de femmes et de familles, de différentes époques : celles qui ont eu un enfant avant la loi portée par Christiane Taubira [la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, promulguée le 17 mai 2013, fruit d’une bataille menée par l’ancienne ministre de la Justice, ndlr], celles qui en ont eu après, celles qui s’étaient séparées… Il y a autant de familles homoparentales qu’il y a de gens, mais ce qui revenait tout le temps, c’était : « Je vais être mère pour la première fois, mais la question juridique domine cette attente. » Ce sentiment contradictoire empêche de vivre une première maternité de manière simple. C’est ça que j’ai voulu raconter. Ce qui revenait le plus dans les témoignages, c’était cette absence de place de la deuxième maman. J’ai voulu créer ce personnage en y mettant beaucoup de doutes et de silences, dans un monde très bavard où tous les regards sont tournés vers cette famille en devenir.

Tout en mettant en lumière cette violence institutionnelle invisible, vous amenez beaucoup de romanesque et de sensibilité dans la mise en scène…

Oui, parce que sur ces questions-là, les avis sont souvent très théoriques. Le parcours d’adoption est en réalité encore plus complexe que ce qu’on imagine, et je ne voulais surtout pas que le film soit un guide explicatif. Il fallait être un peu pédagogue, que le spectateur se dise : « Je ne savais pas que c’était comme ça », mais que ce soit incarné. Et dans l’incarnation, il y a forcément du romanesque. Ces deux filles attendent un enfant, elles traversent des moments de doute, de jalousie, de peur, de joie. Et puis les personnages qu’elles croisent amènent plein de situations romanesques possibles, et beaucoup d’humour. J’ai aussi souffert, comme spectatrice, de l’absence d’humour et de joie dans les films LGBTQI+. On comprend pourquoi ils sont souvent durs, nos vies le sont aussi. Mais ma proposition, c’était peut-être de faire le film d’après : un film qui rend les gens heureux, porteur d’espoir, sur la construction d’une vie.

Le personnage de Céline est très beau, car il navigue entre deux âges : son enfance avec sa propre mère, une grande pianiste incarnée par Noémie Lvovsky, avec laquelle elle entretient des rapports complexes ; et l’ère adulte avec sa compagne, qui porte leur bébé. Comment l’avez-vous construit ?

Céline est effectivement un personnage entre deux âges. Elle n’est pas encore mère, mais elle va le devenir. Elle est à un moment charnière. D’une scène à l’autre, elle change : je disais souvent à Ella que selon qu’elle soit avec sa mère, sa copine ou au travail, elle ne se comporte jamais de la même manière.  On met du temps à la lire. Elle est très assurée dans son travail – elle est DJ, peut mixer devant 5000 personnes sans problème –, mais parfois, elle peut aussi être comme une petite fille face à sa mère, ou alors dans un rapport sensuel avec sa compagne. Chaque scène demandait un « arôme » différent. J’adore, en tant que spectatrice, quand on met du temps à saisir les personnages.

La relation entre Céline et Nadia est intéressante parce l’une porte l’enfant contrairement à l’autre, et qu’à partir de là se recréent des dynamiques de genre dont il faut se libérer, exactement comme chez les couples hétéros.  C’était volontaire ?

Oui. À partir du moment où tu es deux, il y a forcément de l’amour et des frictions potentielles. Le film montre comment, au fur et à mesure, le genre s’efface. Les spectateurs hommes comme femmes peuvent s’identifier à Céline. Elle occupe un endroit habituellement réservé aux hommes, mais elle aurait très bien pu être enceinte à la place de Nadia. Avec les comédiennes, on s’est dit qu’il fallait que les rôles s’inversent selon les moments : parfois l’une ne comprend rien, parfois c’est l’autre. Pour moi, un couple, c’est ça : des équilibres mouvants.

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Des preuves d’amour

Il y a une très belle séquence de fête, avec de la musique techno, où on voit Nadia et Céline danser ensemble sensuellement, sous la lueur des lumières artificielles. C’est rare de voir un corps enceint dans un tel contexte au cinéma. D’où vous est venue l’envie de cette scène ?

Je trouvais beau de montrer une femme enceinte qui continue à vivre. Et Monia Chokri amène ça au personnage : on y croit totalement. Tout le monde ne pouvait pas l’incarner. Elle déplace le regard sur la femme enceinte : elle a quelque chose d’hyper moderne, d’un peu viril au bon sens du terme. C’est une scène hyper romantique. Avant le tournage, je savais que je n’aurais pas les moyens de remplir une boîte de nuit de figurants. Avec Marie, ma directrice de production et compagne, on voulait que la scène existe sans paraître cheap, donc il fallait une vraie musique, un vrai lieu, et beaucoup de soin. On a choisi le club Virage, à Paris, qu’on aime bien. On a tourné avec une trentaine de figurants pour « protéger » les comédiennes et garder une vraie ambiance. La gérante du lieu est elle-même maman d’un petit garçon adopté. On a eu beaucoup d’aides bienveillantes, des « bonnes fées » qui croyaient au projet.

Ella Rumpf, Monia Chokri et Noémie Lvovsky jouent leurs partitions avec beaucoup de finesse. Comment avez-vous composé ces trois personnages ?

On s’est beaucoup vues avant le tournage. On passait des après-midis entières à parler, à se rencontrer. Monia a travaillé techniquement avec les prothèses de faux ventre. Ella est allée plusieurs fois en club avec moi pour observer des DJ, leur concentration, leurs gestes. Elle a même appris à mixer chez Rinse [la station de radio, ndlr]. Noémie Lvovsky, elle, a travaillé le piano avec un coach pendant longtemps. Le film est faussement simple : il y a beaucoup de choses techniques — filmer des bébés, des fêtes, de la musique, le métro… tout ça demande de la préparation, surtout avec une économie moyenne.

Justement, comment avez-vous abordé Paris et son quartier du nord-est populaire sans le dénaturer ?

J’aime les métros, les ponts industriels, les entre-deux gares. C’est le Paris que je connais, un Paris populaire et vivant. On a beaucoup cherché les décors : appartements, hôpitaux, lieux de fête. On voulait une vraie cohérence visuelle, éviter un film plat. L’appartement des filles, par exemple, avec sa circulation par le balcon, on l’a trouvé après en avoir visité une quarantaine. Tout cela demande du temps et un vrai travail collectif : la chef déco, la production, les repéreurs, le chef op. On a beaucoup échangé pour créer une vraie proposition de cinéma, pas juste un film « à sujet ».

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Des preuves d’amour

Vous avez travaillé avec Jacques Girault (chef opérateur sur Sauvage de Camille Vidal-Naquet, Petite nature de Samuel Theis ou Le Théorème de Marguerite d’Anna Novion) à la photo. Comment s’est passée cette collaboration ?
On a fait beaucoup d’essais caméra. On a parlé longtemps, et croisé nos réflexions avec la chef costumière et la chef déco. Pour moi, une image fonctionne quand tout communique entre les corps de métier. On voulait que ce couple soit filmé avec beauté et cinéma, pas de manière naturaliste ou illustrative.

Avant le cinéma, vous avez étudié l’histoire de l’art…

J’ai fait deux ans d’histoire de l’art à Bordeaux. J’aimais beaucoup l’art vidéo et la performance : Marina Abramović, Bill Viola… J’ai ensuite appris la technique vidéo en école, et c’est là que j’ai découvert le cinéma. Je suis devenue cinéphile à 20 ans et j’ai passé le concours de la Fémis pour aller vers la fiction. Mon père peint, donc la peinture fait partie de mes références visuelles, autant que le cinéma.

La peinture a-t-elle influencé Des preuves d’amour ?

Oui, beaucoup. Les références principales étaient Anders Zorn pour les lumières et les visages, mais aussi Caillebotte et Courbet, pour ces images très lumineuses. Je disais à Jacques Giraud : « Pour moi, ce film, c’est comme une photo prise au flash avec un Kodak jetable. » C’était notre ligne : une lumière vive, franche, directe.

Vous avez cofondé la société de production Les Films de June avec Marie Boitard. Pourquoi cette envie ?

J’avais déjà fait trois courts et un téléfilm, et un projet de long qui ne se montait pas. J’ai dit à Marie : « Je veux refaire un court, mais j’aimerais qu’on le produise ensemble. » On a monté notre société pour apprendre ce métier-là. Le film [L’Attente, ndlr] a eu du succès, il a même gagné un César [du meilleur court-métrage de fiction, en 2024, ndlr]. On a tout fait en famille et on s’est dit qu’on travaillait bien ensemble. Pour le long, on s’est associés à une autre société plus expérimentée [Aspara Films, ndlr], mais on garde notre maison comme un espace de liberté.

On a récemment sorti une enquête sur la difficulté des réalisatrices lesbiennes à produire leurs films, malgré une visibilité inédite. Vous ressentez aussi ces obstacles ?

Oui, c’est encore une bataille. Mais je reste positive. Ces dernières années, il y a eu les films d’Hafsia Herzi [La Petite Dernière, reparti avec la Queer Palm et le prix d’interprétation féminine pour l’actrice Nadia Melliti lors de la dernière édition cannoise, ndlr], d’Anna Cazenave-Cambet [Love Me Tender, en salles le 10 décembre, ndlr], de Nathan Ambrosioni [Toni, en famille, sorti en 2023, et prochainement Les Enfants vont bien, en salles le 3 décembre, ndlr]… Les choses bougent. C’est toujours difficile de financer un premier film, quelle que soit son orientation. Mais on entend encore que « les films lesbiens ne sont pas vendeurs ». Nous, on a eu la chance d’avoir l’avance sur recettes du CNC, le soutien de régions, Canal+, France 2… Ce serait malhonnête de dire qu’on n’a pas été soutenues. Là où c’est plus compliqué, c’est du côté des distributeurs. Certains pensent encore « marché », « rentabilité ». Mais notre distributeur, Tandem, a été super. Pour eux, ce n’est pas un sujet. Et ces films-là, ils existent, ils ont été à Cannes. Maintenant, il faut leur donner raison en faisant des entrées.

Pour finir, une petite question sur votre cinéphilie : quels sont les trois films que vous recommanderiez à la jeunesse ?

L’Effrontée de Claude Miller, parce que c’est un très beau portrait d’une jeune fille entre l’enfance et l’adolescence, plein de détails, drôle et sensible. Le Souffle au cœur de Louis Malle, pour sa grâce et sa poésie. Les Chansons d’amour de Christophe Honoré, parce que c’est un film très libre, très beau, sur le deuil dans la jeunesse. On sent une vérité et une urgence à faire le film.

: Des preuves d’amour d’Alice Douard (Tandem, 1h37), sortie le 19 novembre