
Un spectre dans une grande maison victorienne, l’ombre d’un vampire sur un mur, un cimetière brumeux où les morts reviennent à la vie… Peu importe notre âge, impossible de se défaire du frisson de plaisir qui nous parcourt à l’évocation de ces poncifs horrifiques. Tous ont en commun d’appartenir au genre gothique, ce pot-pourri culturel dans lequel on range aussi bien les cercueils, le rouge à lèvres noir que Jenna Ortega, et qui hante nos imaginaires depuis plus de deux siècles. À l’origine de ces images, il y a d’abord un mouvement littéraire, qui voit le jour dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle, grâce à des auteurs (et surtout des autrices) jusque-là inconnus : Ann Radcliffe, Matthew Gregory Lewis et, bien sûr, Mary Shelley, l’autrice de Frankenstein ou le Prométhée moderne, qui accoucha de son chef-d’œuvre à seulement 19 ans. Très vite, cette atmosphère morbide gagne en popularité et inspire certaines des plus grandes œuvres de la littérature anglophone : Docteur Jekyll et Mister Hyde de Robert Louis Stevenson, Dracula de Bram Stoker, les nouvelles d’Edgar Allan Poe…
Quand ce ne sont pas des monstres qui rodent au coin des pages, ce sont des personnages en chair et en os tout aussi inquiétants, que l’on retrouve par exemple du côté des sœurs Brontë, dans Les Hauts de Hurlevent ou Jane Eyre. Rapidement, cette littérature gothique trouve un écho au cinéma, qui s’en empare dès 1922 avec Nosferatu le vampire de Friedrich Wilhelm Murnau. Depuis, Dracula est resté le personnage littéraire le plus populaire du grand comme du petit écran, avec pas moins de 538 films à son actif. Bien que le gothique n’ait jamais été théorisé comme un genre cinématographique à part entière, des cinéastes comme Tim Burton ou Guillermo del Toro ont consacré leur carrière entière à la mise en scène du macabre façon XIXe, et aujourd’hui il est plus que jamais présent au cinéma. Après le Nosferatu de Robert Eggers, le Dracula de Luc Besson et le Dracula de Radu Jude, c’est au tour du docteur Frankenstein et de sa créature de refaire surface cette année : Guillermo del Toro s’apprête à dévoiler sa propre version du roman de Mary Shelley, qui sortira le 7 novembre prochain sur Netflix ; elle sera suivie par The Bride! de Maggie Gyllenhaal, une réécriture de La Fiancée de Frankenstein (de James Whale, 1935) prévue pour mars 2026, puis par une adaptation du réalisateur Radu Jude (encore lui), avec Sebastian Stan dans le rôle-titre. De leur côté, les sœurs Brontë ont également la cote, puisque le Wuthering Heights (Hurlevent, en français) d’Emerald Fennell devrait débarquer sur nos écrans d’ici la prochaine Saint-Valentin.

Les fantômes comme échappatoire
Mais quelle mouche gothique a donc piqué le cinéma ? Après le succès massif de séries comme La Chronique des Bridgerton, et face à la réadaptation de classiques tels qu’Orgueil et Préjugés (qui devrait faire son grand retour sur Netflix en 2026), force est d’abord de constater que, de façon générale, le film historique a le vent en poupe depuis quelques années. Amour des costumes, influence de la tendance cottagecore, ou tout simplement volonté d’échapper au présent et de se réfugier dans une époque où les smartphones n’existaient pas, les raisons de cet enthousiasme sont nombreuses et expliquent en partie pourquoi le gothique victorien connaît un regain d’intérêt. Les réadaptations des histoires que nous connaissons déjà sont aussi légion à Hollywood en ce moment – et quoi de plus familier que les monstres avec lesquels nous avons grandi ?
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Dans un climat social de plus en plus trouble, les œuvres gothiques ont enfin l’avantage d’offrir au spectateur une véritable catharsis : comme tout film d’épouvante, elles nous font frissonner sans danger, car les monstres dont elles parlent n’existent pas. À moins que ? Dans The Cambridge Companion to Gothic Fiction, publié en 2002, la co-autrice Misha Kavka nous rappelle qu’en réalité les monstres gothiques fonctionnent comme le miroir de nos angoisses sociales les plus profondes. « Le gothique peut prendre la forme d’une menace extérieure, mais il exprime toujours des angoisses intérieures », écrit-elle. Elle analyse ainsi comment la popularité des Universal Monsters – soit une vague de films d’horreur gothiques produits par les studios Universal de 1923 aux années 1960 – aurait surtout traduit la détresse d’une société sur le point d’entrer dans un conflit mondial. « Les monstres classiques des films d’horreur américains ont donné un visage imaginaire – et, à un certain degré, appréciable – aux craintes d’une agression du monde extérieur », souligne-t-elle. « Une fois que les États-Unis sont entrés en guerre et que l’ennemi a été doté d’un visage plus concret […], les monstres du cinéma gothique sont devenus de plus en plus superflus. » Le retour du gothique, genre anxieux par excellence, serait-il le symptôme de nos inquiétudes face à une actualité monstrueuse ?
Un genre conservateur
Au-delà de sa fonction de défouloir, il reste important de se demander quelles peurs le gothique cristallise aujourd’hui, car le genre a longtemps été associé à des craintes conservatrices et à une forme de paranoïa. Ainsi, le roman Dracula laisse transparaître la xénophobie de l’Angleterre du XIXe siècle et sa peur d’être envahie par des étrangers – notamment par la population juive d’Europe de l’Est, qui fuyait alors les pogroms de Russie et de Pologne. Une partie de la critique littéraire s’accorde aujourd’hui à dire que la description du comte Orlock (le personnage de Nosferatu), vampire originaire de Roumanie qui apporte la peste noire et une armée de rats, est en réalité une métaphore antisémite. Idem du côté de Frankenstein… qui, tout en restant un roman novateur, témoigne aussi de l’inquiétude de l’époque face aux progrès galopants de la science et au recul de la religion. Alors que l’extrême droite ne cesse de gagner du terrain, notre retour aux classiques gothiques en 2025 pourrait donc aussi attester de notre propre régression culturelle.
Les fans d’horreur notent le retour de clichés conservateurs à l’écran et soulignent que des succès comme Longlegs d’Oz Perkins (2024), Évanouis de Zach Cregger (2025) ou X de Ti West (2022) diabolisent de nouveau les vieilles personnes (notamment les femmes), en écho à un cliché gérontophobe qui avait pourtant presque disparu. En parallèle, le manque d’innovation du cinéma gothique contemporain a pu être déploré par la critique, qui regrette parfois son incapacité à se moderniser. « Nosferatu n’est pas très mordant », titrait ainsi Vanity Fair à propos du film de Robert Eggers, soulignant le manque d’audace de l’adaptation. Le casting caucasien du Wuthering Heights d’Emerald Fennell a aussi été fustigé pour son absence de diversité, alors même que le personnage de Heathcliff est décrit comme noir dans le roman. Des controverses qui rappellent que, en l’absence d’une relecture contemporaine, nos classiques gothiques sont souvent condamnés à mal vieillir.

Laisser rentrer les monstres
« La monstruosité qui fait peur à certains […], c’est une arme, une force pour repousser les murs de la normativité qui nous enferment », déclarait la réalisatrice Julia Ducournau en recevant la Palme d’or pour Titane en 2021. Bien qu’elle ne fasse pas directement référence au genre gothique, son allocution nous rappelait malgré tout le potentiel subversif des films de monstres, qui, malgré leurs relents conservateurs, sont également porteurs d’un discours sur la différence. Ainsi, par-delà leurs landes brumeuses et leurs orages menaçants, Frankenstein… et Les Hauts de Hurlevent traitent aussi d’exclusion sociale, de racisme et de tolérance – ces thèmes trouvant parfois écho dans leurs adaptations à l’écran, puisqu’en 2012 la réalisatrice britannique Andrea Arnold offrait pour la première fois un Heathcliff racisé au public, incarné par James Howson.
Aux États-Unis, les chercheurs et chercheuses en études de genre sont aussi nombreux à pointer du doigt le sous-texte queer des œuvres gothiques. « La fiction gothique a offert un terrain d’expérimentation à de nombreux genres et sexualités non autorisés », écrivait George E. Haggerty dans son ouvrage Queer Gothic. « En ce sens, elle offre un modèle historique de la pensée queer : transgressive, connotée sexuellement, et résistante à l’idéologie dominante. » Entretien avec un vampire et sa coparentalité homosexuelle, Carmilla et son vampire lesbien… De nombreuses adaptations gothiques ont exploité l’homoérotisme sous-jacent du genre, rappelant ainsi que, en fonction de l’impulsion qu’un ou une cinéaste décide de lui donner, le gothique peut aussi nous parler de résistance à des structures sociales mortifères. À l’heure où les questions de représentation font rage à l’écran, reste à savoir quel chemin choisiront les cinéastes qui s’en (ré)emparent aujourd’hui. « Pour moi, seuls les monstres détiennent les secrets que j’ai hâte de découvrir », déclarait pour sa part Guillermo del Toro à propos de son Frankenstein à venir. On croise les doigts pour qu’il nous les révèle.
