Sepideh Farsi : « Si on n’a pas l’espoir que les images font bouger les choses, on ne fait pas de cinéma »

Documentaire radical autant que chronique d’une mort annoncée, « Put Your Soul on Your Hand and Walk », présenté à l’ACID de Cannes cette année, suit le quotidien de Fatma Hassona, photojournaliste gazaouie, disparue sous les bombardements israéliens. La réalisatrice iranienne Sepideh Farsi (« 7 Pardeh », 2017 ; « La Sirène », 2023) nous raconte son cinéma de l’urgence et de l’instinct.


Fatem Hassona dans Put Your Soul on Your Hand And Walk de Sepideh Farsi
Fatem Hassona dans Put Your Soul on Your Hand And Walk de Sepideh Farsi

À quel moment avez-vous ressenti la nécessité de faire un documentaire sur la situation dans la bande de Gaza, territoire bombardé par Israël depuis les attaques terroristes du 7-Octobre 2023 ?

Lorsque le 7-Octobre est arrivé, j’étais en train de finir la tournée de mon film précédent, La Sirène, qui parle d’un conflit lointain, en l’occurrence entre l’Irak et l’Iran [entre 1980 et 1988, ndlr]. Le jour même, j’étais membre du jury du festival « War on screen », consacré aux films qui parlent de la guerre. Ce contexte me donnait déjà matière à réfléchir. J’ai condamné tout de suite l’horreur des attaques du Hamas du 7-Octobre. Mais très vite, les représailles israéliennes ont basculé et dépassé largement le cadre de ce que nous pouvons appeler « représailles ». La première chose qui m’a gênée, c’était l’absence de la voix palestinienne, le fait qu’on ne s’adresse jamais à eux pour leur demander leur point de vue. On parlait pour eux dans les médias. En tant qu’Iranienne, j’ai déjà connu ça, le fait qu’on parle à ma place. Cela a fini par m’obséder. Que ressentent-ils ? Que vivent-ils ?

Comment s’est imposé le choix de raconter cette réalité via une personne sur place, en l’occurrence la photojournaliste Fatma Hassona, qui a notamment travaillé pour le Guardian ?

Tout le monde m’avait dit que je ne pourrais jamais entrer dans Gaza. Je suis allée au Caire, j’ai essayé d’obtenir un visa, un permis, une carte de presse, via les autorités égyptiennes comme les autorités françaises. En vain. J’ai commencé à filmer des réfugiés palestiniens qui sortaient de Gaza en mars 2024, lorsqu’il était encore possible d’en sortir [au mois de mai, Israël a fermé le poste-frontière de Rafah qui permettait ces déplacements, ndlr]. L’un d’entre eux, qui venait du même quartier que Fatem – je l’appelle comme ça parce que ses proches l’appelaient ainsi –, voyant que cela me chagrinait de ne pas pouvoir parler à quelqu’un encore à l’intérieur, m’a parlé de son amie photographe et nous a mises en contact. On a fait un premier appel tous les trois, elle a accepté de me parler. Deux heures plus tard, je l’ai rappelée et c’est la première conversation qu’on voit dans le film. Elle avait une telle envie de partager son point de vue, de raconter son histoire, de partager ses images avec le monde qu’il n’a pas été difficile de la convaincre. De mon côté, j’ai eu confiance tout de suite. Je crois aussi que nous avons senti toutes les deux qu’il se passait quelque chose de très humain entre nous, difficilement explicable. Un contact particulier entre deux femmes.

Pourquoi avoir pris le parti de tout filmer au smartphone ?

Je n’ai jamais réfléchi à comment filmer, j’ai filmé tout de suite. C’était étrange car même s’il ne s’agissait que d’une conversation vidéo, il y a eu quelque chose de cette urgence que l’on sent comme lorsqu’on est dans une zone de conflit ou qu’on couvre une manifestation. Il a fallu que je prenne des décisions instinctives. J’avais un autre appareil, bien plus sophistiqué. J’ai préféré le téléphone, que j’avais déjà utilisé pour mon documentaire Téhéran sans autorisation [2009, ndlr].

Fatem Hassona dans Put Your Soul on Your Hand And Walk
Fatem Hassona dans Put Your Soul on Your Hand And Walk de Sepideh Farsi

Même les images d’actualité, que vous auriez pu télécharger ou demander aux chaînes de télévision, passent par cet intermédiaire…

J’avais commencé à les filmer avant de parler à Fatem car je savais déjà qu’elles allaient chapitrer le film. Je n’ai rien changé au montage. Les recadrages, les zooms, les flous… J’ai tout décidé dans l’instant. Je voulais qu’il y ait une empreinte physique de moi, un reflet de ma main, de mon visage ou de mes lunettes. Que ce ne soit pas une image propre. En général, dans un film, le ressenti de la personne qui tient la caméra n’est pas visible à l’image. Là, je voulais que mon ressenti de spectatrice des JT quand on annonce l’évacuation d’étudiants de la Sorbonne [qui manifestaient en faveur de la Palestine en mai 2024, ndlr] ou le blocage de camions humanitaires se voit.

Ce qui est très surprenant, c’est qu’elle ne correspond pas à l’image préconçue d’une jeune femme dans un pays en guerre : elle apparaît solaire, perpétuellement souriante, tout en parlant d’un quotidien fait de privations et de mort…

C’était un étonnement continuel pour moi. Je n’avais jamais vu ça, cette forme de joie. Elle avait un sourire qui n’était pas celui de la moquerie mais celui de la résistance. Ce qui se passe d’unique dans le film est un peu lié à mon geste, mais surtout à elle, sa façon d’être.

Fatma Hassona a été assassinée avec six membres de sa famille dans un bombardement israélien, juste après l’annonce de la sélection du film à l’ACID, section parallèle du Festival de Cannes. La présentation du documentaire a suscité un vif intérêt et une condamnation, de la part de centaines d’artistes, du massacre commis à Gaza par Israël. Sur place, depuis, rien n’a changé. À quoi sert le cinéma face à cette violence ?

J’ai d’abord eu l’espoir que cela puisse changer les choses parce que les gens sortaient transformés de la projection du film. De toute façon, si on n’a pas cet espoir-là, on ne fait pas de cinéma. Mais aujourd’hui, je suis plus pessimiste. Le film a fait bouger les choses mais pas autant que je l’avais espéré. Le pouvoir du cinéma est limité face à la folie des hommes.

Portez-vous un regard différent sur le film depuis la mort de sa protagoniste ?

Je l’ai vu des centaines de fois, je le connais par cœur et je connais la fin. Pourtant, en le revoyant, j’oublie qu’elle n’est plus là. Elle est si prenante qu’elle est vivante. Jusqu’à ce que je reprenne tout dans la figure. Je fais aussi une lecture différente de certains moments, j’ai l’impression qu’elle racontait des choses prémonitoires sur le sens de la vie, le fait de documenter les faits pour le monde entier. Mais je revois même différemment mon rapport à l’image, au cinéma en général. Aujourd’hui, j’ai dû mal à prendre mon téléphone et filmer. Bien sûr, je vais continuer. Mais je me demande toujours : quel film pourrais-je faire après celui-là ?

Put Your Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi,  New Story (1 h 50), sortie le 24 septembre