
Vous n’aviez jamais joué chez Laurent Cantet, ni Robin Campillo. Comment êtes-vous arrivée sur ce projet ? Et comment avez-vous vécu sa poursuite après la disparition de Laurent Cantet ?
Laurent, que je ne connaissais pas, m’avait envoyé le scénario. Je l’ai trouvé très fort, très puissant, mais de manière un peu sourde. Tout m’intéressait, mais je me posais quand même la question par rapport à ce que j’allais pouvoir apporter, moi, à ce personnage, et ce que le personnage allait m’apporter à moi. Est-ce que j’allais en faire quelque chose à la fois intéressant et qui allait m’intéresser ? Le personnage du père d’Enzo [incarné par Pierfrancesco Favino, ndlr] est plus complexe a priori puisqu’il est plus tourmenté. J’ai rencontré Laurent avec ce questionnement, ce doute, et en fait, on n’a pas parlé de ça, mais de choses passionnantes. Je suis sortie du rendez-vous, et je n’avais plus aucun doute. J’avais envie de faire ce film avec Laurent, d’être dans une forme de compagnonnage avec lui. Un jour, il a voulu qu’on se voie, et il m’a annoncé qu’il était malade et qu’il avait décidé avec sa productrice Marie-Ange Luciani et Robin, son compagnon de toujours, de faire en sorte que le film se ferait. Robin a pris le relais et le tournage [qui a débuté après la disparition de Laurent Cantet, ndlr] a été très joyeux.
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La première image qui vous est venue après la lecture du scénario, c’était quoi ?
C’était presque une sensation. Celle du soleil écrasant de la Ciotat, et comment ce soleil tombe sur cette histoire, tombe sur les corps des personnages.

Le visage et le côté frondeur d’Eloy Pohu peuvent parfois faire penser aux personnages des Roseaux sauvages d’André Téchiné (1994). Est-ce qu’il y a eu entre vous quelque chose de l’ordre de la transmission, du souvenir ou de la projection ?
C’est toujours émouvant de voir un chemin qui s’ouvre comme ça [avec Enzo, Eloy Pohu tient son tout premier rôle au cinéma, ndlr]. C’était vraiment simple de travailler avec lui. Robin nous a fait beaucoup répéter. Contrairement à moi, Eloy n’avait jamais pensé à faire un film un jour, ce n’était pas sa vocation [danseuse à l’origine, Elodie Bouchez a commencé sa carrière au ciné avec Stan the Flasher de Serge Gainsbourg, 1990 – elle avait alors 16 ans – puis Le Cahier volé de Christine Lipinska, 1993, ndlr]. Il était très à l’écoute, calme, travailleur, et il comprend très bien les choses.
Il fait complètement penser aux personnages de Téchiné, parce qu’il est en opposition avec ses parents, son milieu et en même temps, il n’est pas dans la confrontation [Les Roseaux sauvages qui a révélé Elodie Bouchez, raconte la venue d’un pied-noir dans un coin tranquille de la France des années 1960. Elle y joue Maïté, une jeune femme qui va peu à peu être attirée par ce dernier, ndlr]. C’est un personnage assez placide, mystérieux, taiseux. Je crois que Laurent a vraiment eu un coup de foudre avec Eloy sur cet aspect-là. Et c’est vrai qu’il y a un lien plus direct avec Téchiné, c’est Jeanne Lapoirie, la chef op de tous les films de Robin qui a été pendant un certain temps la chef op de Téchiné. Il y a une même manière de filmer les êtres et les corps propre à Jeanne.
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Marion, la mère d’Enzo, a des émotions très rentrées. Comment avez-vous travaillé l’interprétation et la corporalité de ce personnage qui fonctionne beaucoup sur l’écoute, l’empathie ?
Ça a été très clair rapidement avec Robin, par rapport à son cinéma, la manière dont il filme les acteurs et les personnages, que le corps allait être très présent. Et présent dans sa simplicité, sa sensualité. Ensuite, ce personnage de mère aimante et bienveillante, qui balance calmement l’énergie de son mari, c’était fluide, simple. Je pense qu’il faut accepter que ce soit simple. Il ne faut pas vouloir rajouter des choses qui, si elles n’existent pas à l’écriture, ne doivent pas exister.

Robin Campillo nous disait en entretien qu’il trouvait que le monde était très dur à vivre pour la jeunesse, que sa génération avait peut-être moins souffert. Quel est votre sentiment là-dessus ?
En comparaison avec ma génération, je sens qu’il y a beaucoup plus de chocs sociaux, politiques, sanitaires aussi avec cette espèce de truc inédit qui nous est tombé dessus avec le Covid. Les adolescents de 2025 ont été des jeunes, enfants, pré-ados ou ados du Covid, dont on se remet bizarrement je trouve. Et puis il y a beaucoup d’autres choses : des attentats, de la violence, des guerres… Ça continue chaque jour. Je n’ai pas l’impression que ma génération a été chargée d’autant de drames. Je crois qu’il faut que nos enfants aient des passions solides, de vraies vocations pour s’en sortir.
Vous dites souvent dans les médias que vous n’étiez pas cinéphile étant plus jeune. Est-ce qu’il y a quand même des films, des images, des acteurs dans lesquels vous vous reconnaissiez ?
Je dis souvent que je n’étais pas cinéphile, mais en fait, j’aimais beaucoup le cinéma, mais celui auquel j’avais accès, principalement à la télé. Donc les Sissi avec Romy Schneider, les films de Louis de Funès, évidemment, Pierre Richard, Belmondo… J’ai été baignée dans cette culture de films français en fait. Enfin, pour la plupart.
La « cinéphilie », ça renvoyait aux « films d’auteurs » selon vous ?
Ou le fait d’aller en salle. Et puis oui, j’entendais plus « films d’auteurs », tout le cinéma que j’ai découvert par la suite en faisant du cinéma moi-même. Mais je crois que le personnage féminin ou l’actrice qui m’a le plus marquée, c’était Romy Schneider dans Sissi. Et puis j’ai eu un choc de cinéma quand j’ai découvert Cassavetes à 20 ans [dans tous ses films, dont les fascinants Une femme sous influence, 1975, ou Opening Night, 1977, le cinéaste américain, connu pour son indépendance et son approche intense de la mise en scène, radiographie l’aliénation de la société américaine, ndlr]. Je ne savais pas que ça existait, cette manière de faire du cinéma, et puis un tel engagement d’acteur. Ça touchait quelque chose auquel je n’avais pas eu accès et qui m’a complètement passionnée.
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Dans la 20e heure, podcast de France Inter, vous racontiez que vous aviez « fui les diktats de la beauté brûlante de la jeunesse ». C’étaient quoi ces diktats ?
On me parlait sans doute de mon parcours de jeune femme et d’actrice dans le cinéma des années 1990, dans un milieu peuplé de loups. Moi, j’avais un grand désir de jouer la comédie sur scène ou au cinéma. C’est l’aspect du jeu qui m’intéressait, beaucoup plus que l’aspect « starlettes », « vedettes »… À l’époque, il était quand même toujours question de « la jolie jeune fille ». Mais moi, très vite, je n’ai pas été dans ce schéma-là. J’étais une ado des années 1990, dans l’ère grunge, où il fallait chercher la beauté. On n’avait pas envie de la donner de façon premier degré. Instinctivement, je me suis portée et j’ai été portée ailleurs. Et j’ai eu cette chance d’échapper aux loups.
Enzo, de Laurent Cantet réalisé par Robin Campillo, (1h42), Ad Vitam, en salle le 18 juin