
Les frères Dardenne ont remporté le prix du meilleur scénario au Festival de Cannes 2025.
Comment avez-vous découvert l’existence de ces maisons ?
Luc Dardenne : On ne les connaissait pas. Au début, nous avions cette idée d’une jeune fille qui essayait de tisser un lien avec son enfant. On s’est demandé : où vont ces jeunes filles ? C’est là qu’on a appris qu’il existait des maisons maternelles où étaient accueillis la mère et l’enfant. Il y avait une de ces maisons pas loin de chez nous, à Liège. Nous y avons passé beaucoup de temps. Nous n’avons pas pu parler aux jeunes filles, c’était le contrat que nous avions avec la direction. Quand nous abordions des histoires personnelles, c’était toujours avec l’éducatrice, la psychologue ou la directrice de la maison. Elles ont su rapidement que nous allions venir filmer et nous avons été acceptés. Nous y sommes allés pendant un an et demi. Nous avons vu passer beaucoup de jeunes mères. Nous avons pu observer la manière dont elles apprennent à être mères ou apprennent à confier leurs enfants à l’adoption.
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Combien de temps peuvent-elles rester dans ces maisons ?
L. D. : Dix-huit mois au maximum. Des appartements peuvent être mis à disposition pour ces jeunes femmes avant qu’elles ne plongent dans la vie. L’équipe de la maison maternelle où nous étions essaie de faire en sorte que ces jeunes femmes acquièrent une autonomie. Beaucoup font des études, d’autres travaillent. Pendant ce temps, l’enfant est à la crèche. Il y a toute une organisation qui est conçue pour qu’elles puissent avoir une indépendance plus importante que si elles étaient dehors. Dans la maison maternelle où nous avons tourné, la plupart des mères sont mineures, mais il en existe des majeures. Dans ce cas-là, elles peuvent décider de partir.
Votre représentation positive de ce lieu participe à la dimension solaire du film. Cet endroit semble préservé de la violence extérieure quand d’autres de vos films y étaient plus perméables. Est-ce une réalité ou est-ce spécifique à l’endroit où vous avez tourné ?
Jean-Pierre Dardenne : Nous ne sommes pas allés visiter d’autres maisons, mais je pense qu’elles ont toutes le même objectif : la bienveillance. C’est ce qui nous a frappés quand on est entrés la première fois dans cette maison maternelle, cette bienveillance et cette douceur qui règnent malgré la difficulté des situations. Quoi qu’il se produise par la suite pour ces jeunes femmes, le temps passé dans cette maison aura été un temps où elles auront vu que les rapports humains pouvaient être autre chose que des rapports d’exploitation, de domination, de violence.

C’est la première fois que vous adoptez une forme chorale dans votre cinéma. Comment cela a-t-il affecté votre processus créatif ?
J.-P. D. : Quand vous avez un seul personnage que vous suivez du début à la fin, vous êtes dans une continuité d’énergie qui se construit, se déconstruit, se reconstruit. Comment faire quand il y en a plusieurs ? C’était notre challenge au début : comment tourner avec plusieurs personnages ? Comment faire pour ne pas en oublier un, même quand il disparaît de l’écran, et comment ne pas repartir de zéro quand il revient ? Pour nous, c’était une première. Il fallait aussi construire un film dans ce lieu qui réunit tout le monde, et en même temps les jeunes mères existent en dehors, elles ont chacune leur vie. La question était : comment les faire avancer ? Dans la réalisation, la mise en scène, c’est la même chose. On se posait toujours cette question : comment retrouver Jessica la deuxième ou la troisième semaine et faire comme si on l’avait quittée la veille ? Nous avons beaucoup répété, ce qui nous a permis de surmonter ces obstacles.
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Avez-vous écrit ces personnages indépendamment les uns des autres ?
L. D. : Oui, mais sans surconstruire. Nous ne cherchions pas à créer un suspense à résoudre comme il y en a dans les séries. Il en fallait un, mais qui soit discret. Il fallait créer une attente, mais qui ne paraisse pas trop construite, qui laisse vivre le personnage que nous essayons, nous, de voir comme une personne, comme quelqu’un qui n’obéit pas à un scénario, mais qui est libre. C’était ça, notre obsession. Nous avons d’ailleurs moins tourné de prises que d’habitude, nous avons moins visé la perfection notamment à cause, ou plutôt grâce aux bébés.
Vous filmez les bébés comme des personnages à part entière et pas comme des silhouettes…
L. D. : Oui. Notre seule exigence était qu’ils ne regardent pas la caméra. On arrêtait dès que cela se produisait, on coupait, et on recommençait. Il fallait être patients. Ils ont été très coopérants. C’est ce que nous avons appris sur le film. On a vraiment « laissé vivre » plus que dans d’autres de nos films où l’on était plus obsédés par cette idée de perfection, de chorégraphie du mouvement des comédiens et comédiennes qui devaient s’arrêter à un endroit précis parce que la caméra, à ce moment-là, faisait tel mouvement. Sur Jeunes Mères, parfois nous n’y sommes pas arrivés, mais on se disait : « Ce n’est rien. »
J.-P. D. : Certains bébés ont été très surprenants, comme celui qu’Ariane met dans la camionnette au moment où elle va s’en séparer : il la regarde en souriant. C’était bien pour les comédiennes, parce qu’elles devaient composer avec un inconnu et se demander comment le bébé allait réagir. Elles avaient des gestes très précis à faire, comme quand Perla est sur le banc, qu’elle tient l’enfant et qu’elle prend son téléphone. Ça n’a l’air de rien, mais c’est une vraie gymnastique. Elles étaient donc à chaque fois en situation de fiction et en même temps aussi en situation de documentaire parce qu’elles devaient continuer à prendre soin d’êtres vivants qui n’avaient pas la conscience d’être filmés. C’étaient elles seules qui en avaient la responsabilité. Ça a apporté beaucoup de vie aux scènes. C’est pour ça qu’on a passé peu de temps à les refaire, contrairement à nos habitudes. Nous avons fait cinq ou six prises contre quinze ou vingt d’habitude. Nous avons eu trente-huit jours de tournage au lieu de cinquante.

Comment avez-vous rencontré et travaillé avec les actrices du film, Babette Verbeek, Elsa Houben, Janaïna Halloy Fokan et Lucie Laruelle ?
J.-P. D. : Le fils de Luc a une société de casting : c’est lui qui s’occupe des recrutements. Pour ce film, il a reçu beaucoup de candidatures, de photos, de petites vidéos aussi. C’est sur cette base que nous avons fait une première sélection, mettant des espoirs sur des visages, des gestes, des voix. Puis nous les avons toutes vues. Nous avons fait à chaque fois une petite scène. Il s’agissait de celle entre Jessica et Yasmine dans la voiture. Nous n’avions pas de critères précis pour le casting. Il y avait simplement Perla, qui est une jeune fille noire, puis Naïma, qui est une jeune fille originaire d’Afrique du Nord, mais c’était tout. Nous n’avons jamais choisi les filles en se disant : « Il faudrait qu’elle soit comme ci ou comme ça. » Certaines avaient vraiment l’air très jeunes, trop jeunes. À partir de ce moment-là, le film se déplaçait. La seule chose à laquelle nous devions faire attention était qu’il ne fallait pas que leur jeunesse soit un obstacle. Nous avons mis deux, trois mois à réunir l’ensemble du casting.
Les personnages de vos films ont des manières de s’exprimer qui leur sont propres et qui ont en commun une certaine musicalité. Cet aspect du langage était-il un enjeu particulier pour vous sur ce film, avec ces jeunes comédiennes ?
L. D. : La langue est celle du scénario, qu’elles ont mise en bouche et parfois un peu modifiée, mais rarement quand même. Elles parlent comme elles parlent. On n’a rien changé. Il y a un petit accent chantant qui appartient à la Belgique.
J.-P. D. : Elles parlent dans un langage réaliste mais pas naturaliste. Elles ne parlent pas comme la plupart des jeunes gens d’aujourd’hui parlent dans la vie de tous les jours. C’est vrai qu’il y a un petit décalage. De la même manière, on essaie de ne pas les habiller comme est censé s’habiller ce genre de personnages dans nos sociétés.
Pourquoi ce décalage vous paraît-il important ?
L. D. : Pour ne pas être pris par le folklore du contemporain, du « jeune ». Nous voulons regarder une personne qui soit elle-même et pas une image qui ne lui ressemble pas. On fait toujours en sorte qu’il y ait quelqu’un dans notre cadre et pas une image. Parfois même dans les mouvements, dans les gestes, c’est une chose à laquelle nous avons fait fort attention. Je n’y avais pas pensé pour le langage, mais c’est vrai que si on nous propose des injures trop contemporaines, du verlan, on refuse. On identifie trop rapidement une personne à partir de ça…
J.-P. D. : Et parce qu’à partir de là on ne voit plus le personnage, mais seulement l’image à laquelle il est identifié. Ce qui nous intéresse, ce sont les individus.
Jeunes Mères de Jean-Pierre et Luc Dardenne, Diaphana (1 h 45), sortie le 23 mai