Léa Clermont-Dion : « Depuis MeToo, le féminisme connaît un backlash »

Après « Je vous salue Salope », sur le cyberharcèlement misogyne, l’autrice, chercheuse et réalisatrice Léa Clermont-Dion signe avec « La Peur au ventre » un docu percutant et immersif, en salles 30 avril, sur les mouvements pro-vie au Québec. L’occasion de brosser le portrait d’une jeune femme obstinée, qui a fait de l’émancipation féminine son objet d’étude, et son cheval de bataille.


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Léa Clermont Dion (c) Alexis GR

« C’est un privilège de rester objectif et passif dans notre société. Je suis inspirée par Albert Camus – pour lui, l’essence du monde dans lequel il vivait, c’était l’engagement. Quand j’ai lu ce qu’il disait sur la mécanique de l’absurde de l’existence, et que la révolte était une façon d’y remédier, je me suis reconnue. » C’est avec un aplomb désarmant, le verbe précis et le regard franc, que Léa Clermont-Dion, 34 ans, attaque la discussion. Depuis ses quatorze ans, où elle a entendu par hasard la militante et femme politique altermondialiste Françoise David parler à la radio, l’autrice et réalisatrice porte haut et fort son féminisme.

Une enquête fouillée dans son impressionnant CV révèle une ligne de conduite limpide : comprendre les racines et les mécanismes de la haine envers les femmes, la domination exercée sur leur corps. Après un passage au Secrétariat à la condition féminine au Québec en 2013, sous le gouvernement de Pauline Marois, et un doctorat en sciences politiques de l’Université Laval, la jeune femme multiplie les projets. Des essais (Les Superbes en 2016 et Crève avec moi en 2019), et surtout un documentaire choc, Je vous salue Salope : la misogynie au temps du numérique, coréalisé en 2022 avec Guylaine Maroist.

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La Peur au ventre (c) Babel

Plongée dans méandres du masculinisme, le film raconte l’expérience traumatisante de femmes, harcelées en ligne par la nébuleuse néofasciste. Un sujet que Léa Clermont-Dion potasse depuis des années. « Au Québec, la genèse du masculinisme est très nette. La naissance des incels [les « involuntary celibates », soit célibataires involontaires, sont des hommes qui se déclarent incapables d’avoir une relation amoureuse avec une femme et revendiquent une idéologie misogyne, ndlr], c’est l’attentat de Polytechnique, en 1989 [Marc Lépine y a assassiné 14 femmes à Montréal, ndlr]. C’était la première fois qu’un homme tuait des femmes parce que c’était des femmes. Depuis cinq ans, depuis MeToo, le féminisme connaît un backlash, un retour en arrière. Il faut surveiller ces phénomènes de près. »

Surveiller les résurgences du patriarcat conservateur, étudier ses formes actuelles, c’est la démarche au cœur de son nouveau documentaire, La Peur au ventre. La réalisatrice y explore la montée des mouvements antiavortement au Québec, depuis que l’arrêt Roe v. Wade, qui légalisait l’avortement aux États-Unis depuis 1973, a été invalidé par la Cour suprême. iPhone en main, assumant des cadrages fébriles, un dispositif proche du vlogging en temps réel où elle expose son visage, Léa Clermont-Dion s’immerge dans des foules de militants pro-vie, des jeunes membres de la convention Students for Life.

Pour elle, pas question de se cacher derrière une caméra, de regarder son sujet de loin, avec hauteur et distance. « Sans ce dispositif narratif immersif, il y a certaines confidences que je n’aurais pas obtenues. Je ne voulais pas tomber dans la déshumanisation de l’autre en étant pas là. Physiquement, dans mon corps, j’ai ressenti l’effet d’être entourée de gens qui ne pensent pas comme moi. Je me suis sentie au milieu d’un secte, avec une forme d’aliénation. Et comme dans toute secte, tu peux vaciller, parce qu’il y a des stratégies de manipulation : ‘L’amour, aide ton prochain’, tous ces discours simplistes qui font sens et peuvent te convaincre quand tu ne réfléchis à leurs fondements. »  

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La Peur au ventre (c) Babel

Pour cette démarche instinctive, Léa Clermont-Dion s’est inspirée du cinéma direct québécois à la Jean Rouche. Abreuvée de cinéma français par ses parents, de la Nouvelle Vague et sa liberté de ton, elle fréquente depuis ses seize ans la Cinémathèque de l’Office national des films du Canada. « Le documentaire a toujours été très fort au Québec à cette époque. La Cinémathèque était un laboratoire, un incubateur artistique, qui a fait naître Denys Arcand par exemple. J’ai été très marquée par Le Chat dans le sac de Gilles Groux (1964), un film à la Truffaut avec des Montréalais qui s’opposaient au clergé, à une époque où la religion était très forte. J’ai vu beaucoup de films marquants sur les mouvements ouvriers, syndicaux, comme Le Confort et l’Indifférence de Denys Arcand, sur une mobilisation ouvrière dans l’industrie textile. »

En ce moment, Léa Clermont-Dion se replonge dans Scènes de la vie conjugale d’Ingmar Bergman (1973). Pour une bonne raison – elle prépare son premier long de fiction, une adaptation de Faire les sucres de la romancière québécoise Fanny Britt, sur un couple bourgeois dont le confort bascule le jour où l’un d’eux manque de tuer une Afro-américaine dans un accident de surf. « La femme se met à commettre des adultères en série, s’émancipe. C’est l’histoire de son affranchissement. C’est un film qui questionne les limites du format familial traditionnel, sur le conformisme attendu du couple, et qui questionne les privilèges. » Un sujet tout trouvé pour cet esprit libre et frondeur.

La Peur au ventre de Léa Clermont Dion, sortie le 30 avril, Vues du Québec Distribution, 1h23