
« Observer la vie avec une patience de pêcheur à la ligne. Laisser en permanence la porte ouverte à l’inattendu. » Co-commissaires de l’exposition, Francine Deroudille et Annette Doisneau résument ainsi dans le catalogue de l’exposition la mission de leur père, devenu photographe après s’être formé à la gravure et à la lithographie au sein de l’école Estienne. Cinq ans après son diplôme, il signe cette photo culte dans le XIIIe arrondissement, alors qu’il occupe le poste de photographe industriel chez Renault, à Boulogne-Billancourt.

Mais à quoi pense cette jeune femme seule, saisie à travers une vitrine ? Tout ce que Robert Doisneau sait d’elle, c’est qu’elle s’appelle Anita. Il a raconté que, pour saisir l’« aura », cette lumière qui apparaît autour de son visage, il a fallu prendre très vite la photographie. Dans le catalogue, on apprend qu’il lui a simplement dit : « S’il vous plaît, ne changez rien, ne bougez rien, je vous expliquerai après. » Il continue : « Elle a dû se rendre compte de l’effet produit car, sans même lever les yeux, elle a gardé cette attitude de pudeur obstinée qui lui allait si bien… »

Des hommes se croisent. Les uns vont défiler, fiers de montrer à la France leurs forces de peau et d’acier, les autres vont probablement au parc, jouer encore un peu avant que l’âge adulte ne leur saute à la gorge. Selon les filles de Robert Doisneau, « sa vision idéale de l’image était l’intrusion mystérieuse d’une émotion dans un cadre dont il souhaitait qu’il restitue sans emphase un moment privilégié de la vie ». L’enfance, donc.

Contrairement à ce que la spontanéité de ses images humanistes pourrait laisser penser, Robert Doisneau n’hésitait pas à faire poser, à faire refaire. « Ne vous y trompez pas, nous sommes le plus souvent en plein jeu », indiquent ses filles. Doisneau était « un homme de spectacle », d’ailleurs « ses meilleurs amis étaient acteurs, musiciens, écrivains, il ne se sentait bien qu’avec des gens qui savent inventer le rêve, créer l’illusion ». Peut-être a-t-il demandé à cette jolie assemblée de fermer un instant les yeux.

En 1945, Robert Doisneau n’est plus chez Renault (il était trop souvent en retard et a été renvoyé !), mais il continue de répondre à différentes commandes, notamment publicitaires et industrielles. Pour lui, ce ne sont pas des images au rabais, expliquent les commissaires. Au contraire, il y apporte « un soin scrupuleux, un esprit d’invention permanent », comme ici dans l’usine des établissements Bobin, fondés en 1906 à Montrouge et spécialisés dans le battage des tapis, où la lumière est traitée comme celle d’une cathédrale.