
On vous découvre à l’international et plus particulièrement en France, en 2001, avec la sortie de Millenium Mambo. Quels souvenirs gardez-vous de votre collaboration avec Hou Hsiao-Hsien, qui se poursuivra ensuite avec Three Times (2005) et The Assassin (2016)?
À l’époque, je vivais encore à Hong Kong et je me souviens avoir accepté tout de suite le projet, sans même savoir de quoi il s’agissait, car Hou Hsiao-hsien était déjà reconnu en tant que maître du cinéma. Lors de notre première rencontre dans les locaux de sa société [3H Productions, la société de production fondée par Hou Hsiao-hsien en 1987, ndlr], j’étais très tendue parce qu’il me donnait l’impression d’être quelqu’un de sévère. Quand il a commencé à s’adresser à moi, j’ai réalisé qu’il ne correspondait absolument pas à l’image que je m’étais faite de lui. Sur Millenium Mambo, comme dans tous les films de Hou Hsiao-hsien, aucun dialogue n’était écrit à l’avance, tout survenait de la situation, d’une atmosphère qu’il avait minutieusement préparée. C’était très important pour lui de choisir le moment opportun pour tourner une scène. Les films de Hou Hsiao-hsien, c’est l’authenticité, la vérité du moment. Il n’y a que de cette manière qu’il parvenait à obtenir de ses acteurs les interprétations les plus justes.
En tant qu’actrice, vous avez été au service des histoires des autres pendant près de trente ans. Comment s’est manifestée l’envie de passer de l’autre côté de la caméra pour raconter la vôtre ?
De la même façon que je n’avais jamais imaginé devenir actrice, je n’imaginais pas non plus devenir réalisatrice. Tout est parti d’une discussion avec Hou Hsiao-Hsien, qui m’a demandé si j’envisageais un jour de passer à la réalisation. Je l’ai pris comme une plaisanterie, jusqu’à ce qu’il me demande quelques temps après, sur le tournage de The Assassin, où en était mon scénario. C’est une réflexion qui m’a animée pendant deux ou trois ans, sans pour autant qu’elle ne se transforme en une envie concrète d’être réalisatrice. J’ai fini par engager deux scénaristes pour travailler avec moi sur un script, tout en leur disant qu’il s’agissait simplement d’un film dans lequel je comptais jouer. S’en est suivie une longue période pendant laquelle je rejetais systématiquement chaque version du scénario que j’écrivais.
Pendant cette période, Hou Hsiao-hsien m’a beaucoup encouragée. Il me disait de ne pas m’inquiéter, que l’inspiration viendrait d’elle-même une fois que je serai lancée. En 2023, j’ai été jurée à la Mostra de Venise [le Jury international de la 80e édition, présidé par Damien Chazelle, comptait notamment en son sein les cinéastes Jane Campion et Laura Poitras, ndlr]. Découvrir autant de films différents au même moment a renforcé mon désir de réalisation. Je sentais que l’histoire du cinéma allait connaître des bouleversements radicaux et que si je ne saisissais pas tout de suite l’opportunité de réaliser moi-même un film, je ne le ferais sans doute jamais. Après Venise, je me suis enfermée pendant quinze jours et j’ai terminé le scénario de Girl. Un an plus tard, le film était bouclé.
Girl, qui met en scène le quotidien d’une jeune fille aux prises avec un environnement familial violent, est en partie inspiré de votre histoire personnelle. Comment expliquez-vous cette envie de vous confronter à votre passé par le biais du cinéma ?
Les deux scénaristes avec lesquels je travaillais au début de l’écriture du film ne parvenaient pas à représenter ce qui m’animait intérieurement, ça m’attristait beaucoup. Alors, comme je le fais à chaque fois lorsque je suis triste, j’ai cherché conseil auprès de Hou Hsiao-hsien. C’est lui qui m’a incitée à aller vers ce qui m’était familier, ce qui me touchait le plus. D’où l’idée de parler d’une famille au sein de laquelle s’expriment les violences conjugales et intrafamiliales, ainsi que de la manière dont une personne issue d’un tel milieu avance dans la vie. En travaillant sur le film, je n’avais quasiment pas conscience que j’étais moi-même issue d’une famille comme celle-ci. Le fait de travailler en équipe sur ce projet, avec des acteurs dont les personnalités sont très éloignées de la mienne, parvenait à me faire oublier qu’il entretenait un rapport très étroit avec mon propre passé. Ce n’est que lorsque j’ai vu le film lors de sa présentation à Venise [le film figurait en compétition de la 82e édition du festival vénitien, qui s’est déroulée en août dernier, ndlr] que j’ai pris conscience d’à quel point il était inspiré de ce que j’avais moi-même vécu.
Le film n’hésite justement pas à se confronter à cette violence subie par ses personnages…
Je n’ai pas l’impression de dépeindre la violence de manière frontale. J’ai cependant veillé à ce que mes jeunes actrices ne soient pas impactées par la violence réelle subie par les personnages qu’elles incarnent. La question de la représentation de la violence à l’écran s’est effectivement posée : comment faire en sorte que le public la ressente sans pour autant qu’elle se manifeste physiquement ? Lorsqu’on est confrontés à un danger, nos oreilles s’ouvrent et on devient extrêmement sensible aux sons qui nous entourent. C’est pour cette raison que le travail sur l’univers sonore de Girl a étési important. Les sons du film, notamment dans les scènes où Hsiao-lee [Bai Xiao-Ying, ndlr] se cache dans la penderie, sont vraiment synonymes d’angoisse, de terreur. Dans la vraie vie, les cicatrices de violence physique finissent par se refermer. Ce n’est pas le cas des cicatrices intérieures, que l’on garde en nous pour toujours. Ce que je voulais, c’était que le public puisse ressentir ça.
