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Salim Shaheen, légende afghane

  • Timé Zoppé
  • 2017-06-13

À bord de la berline qui se fraye laborieusement un chemin sur une chaussée défoncée de Kaboul, Sonia Kronlund sent monter l’inquiétude : elle sait que le lieu où elle et l’équipe de Salim Shaheen se rendent pour tourner est infesté de mines. Shaheen, qui en impose avec son costume, sa gestuelle théâtrale et sa carrure d’ogre (« On ne le voit pas dans le film, mais il mange énormément, tout le temps », nous a confié la documentariste), improvise soudain un chant léger pour la détendre. Cette passion du show, le réalisateur-acteur-producteur l’a contractée dès l’enfance. Gamin, dans les années 1970, il resquille pour dévorer des films de kung-fu et du cinéma bollywoodien dans les salles de Kaboul (qui en comptait alors une vingtaine), avant de se mettre à tourner, pendant la guerre d’Afghanistan, au début des années 1980, des petits bouts de films dans lesquels il dirige ses camarades de régiment. À cette époque, il aurait été le seul survivant d’une attaque de moudjahidin. C’est en tout cas ce qu’il prétend, parmi le flot d’anecdotes qu’il débite, en fier forgeron de sa propre légende. « Il se peut que ce qu’il raconte ne soit pas entièrement vrai,  soupçonne Sonia Kronlund, mais ce n’était pas mon souci. Est-ce qu’il était vraiment un gisant parmi les morts, seul survivant de l’attaque ? C’est une bonne histoire, alors, même s’il l’a inventée… »

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INSATIABLE

En 1984, après son service militaire, Shaheen achète une caméra VHS et tourne son premier long métrage, L’Invaincu. Au programme : grosses bastons, effets spéciaux cheap et zooms frénétiques. Le héros courageux et invincible du film est interprété par Shaheen lui-même, et s’inspire de son histoire – ou de sa légende. Dans Nothingwood, un fan de la première heure raconte que l’on ne comprend rien aux premières œuvres du réalisateur – il y a beaucoup d’action, mais pas vraiment de scénario. Le public afghan, qui a découvert L’Invaincu grâce à une dizaine de copies VHS que Shaheen loue très cher, se passionne très vite pour les films du jeune cinéaste, ce qui pousse celui-ci à fonder sa propre boîte, Shaheen Films, au tournant des années 1990. Dès lors, il accélère la cadence de ses tournages (« Il est dans l’énergie, il aime agir. Mais il ne s’intéresse pas au montage et n’a aucune patience. »), qu’il finance en vendant des DVD de ses films et en les exploitant dans sa salle bricolée. Entre 1993 et 1995, alors que la guerre civile déchire le pays, Shaheen continue de tourner, même après qu’une roquette a tué huit membres de son équipe. À partir de 1996, les talibans prennent le contrôle de presque tout le pays et brûlent nombre de films du cinéaste, qui s’exile au Pakistan jusqu’en 2001. Après le 11-Septembre, les États-Unis provoquent une autre guerre d’Afghanistan, ce qui fait tomber le régime taliban. Alors que le pays est en effervescence dans les années 2000, Shaheen tourne une dizaine de films par an. Avec une détermination sans faille, il persiste aujourd’hui, malgré le retour progressif des talibans et les violences de Daech qui déstabilisent encore davantage le pays. Conscient qu’il faut plus que jamais abreuver le peuple afghan de divertissement dans ce véritable chaos.

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CUISINE POPULAIRE

Si les Afghans plébiscitent ses films, c’est aussi parce que Salim Shaheen sait concocter des histoires qui leur parlent. Outre les love stories, l’action virile et les scènes de danse et de chant, il dépeint des héros issus de milieux modestes, comme dans Daïn, dans lequel il joue un vendeur de thé qui se venge de ses oppresseurs. « Shaheen est une sorte de chevalier valeureux. Ses films sont plus sociaux que politiques : les méchants, c’est les riches qui exploitent les pauvres. » La villa où se trouvent ses bureaux, à Kaboul, a des allures de cour des miracles. « Tout un tas de gens y traînent, dont trois ou quatre salariés qui font plein de jobs. Il y a un sourd-muet, un nain… Shaheen est un homme de cœur, qui aide les gens. Après, la question des femmes, c’est plus compliqué… » Le magnat à l’air patibulaire garde jalousement ses deux épouses et ses filles dans sa demeure et s’est débrouillé pour que Sonia Kronlund ne les filme pas. « Il a de l’honneur, ce qui est très important en Afghanistan. Cet honneur, ce sont les femmes, les armes et la maison : il ne faut toucher à rien de cela. » Avec Nothingwood, présenté à la Quinzaine des réalisateurs, il vient de participer à son premier Festival de Cannes – dont il n’avait jusque-là jamais entendu parler. On imagine qu’après ça il a directement repris l’avion pour tourner un nouveau film en Afghanistan, fidèle à son tempérament de grand enfant hyperactif et insatiable.

« Nothingwood »
de Sonia Kronlund
Pyramide (1 h 25)
Sortie le 14 juin

Tags Assocíes

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