QUEER GAZE · Emil Ferris, dessinatrice : « ‘La Fille de Dracula’ m’a sauvée »

Elle a déboulé dans le monde de la BD en 2017 avec le premier tome de « Moi ce que j’aime, c’est les monstres », récit tentaculaire et virtuose – dessiné au stylo ! – sur une petite fille fantasque qui enquête sur le meurtre de sa belle voisine juive dans le Chicago des années 1960. Alors que son livre deuxième a paru chez Monsieur Toussaint Louverture en 2024, Emil Ferris est invitée au NIFFF (Neuchâtel International Fantastic Film Festival), qui a lieu du 4 au 12 juillet en Suisse. On en a profité pour interroger cette gentille sorcière sur les images queer qui l’ont nourrie dès l’enfance.


La Fille de Dracula
La Fille de Dracula

« Je pense que si vous avez lu le livre, vous savez que ma première image, c’était La Fille de Dracula [de Lambert Hillyer, 1936, ndlr]. J’avais 5 ou 6 ans. C’est là que j’ai vu deux femmes dans une situation qui m’a fait comprendre qu’elles allaient avoir une relation. Et à l’époque – et pendant des années après, car nous n’avions pas Internet – je me suis dit que je devais être folle, que je projetais mes désirs sur le film. En fait, j’ai réalisé que non, c’était un film culte, avec une relation lesbienne reconnue comme telle.

A cette époque, j’ai aussi découvert une description de l’île de Lesbos dans un livre, et je me suis dit : « Il y a une île entière ? » Ça m’avait presque choquée, comme s’il y avait tout un monde que je ne connaissais pas. Il n’y avait pas d’images, pas de poésie de Sappho nulle part où je puisse la trouver. Et je me souviens de l’étrangeté de la situation. Comment tout le reste est documenté, mais pas cette poésie. Je n’ai pas trouvé ça à la bibliothèque, mais je savais que ça existait.

Mytilene
Vue aérienne de Mytilene sur l’île de Lesbos en Grèce. © Gx25 at English Wikipedia

J’ai aussi trouvé une photo dans un magasin d’antiquités, c’était un mariage de deux femmes, clairement lesbiennes. Je vais la mettre dans le troisième livre, parce que c’était clairement un mariage lesbien, et je pense que la photo venait des années 1890. Dans mon enfance, ces gens existaient sous la surface. La surface, c’était ce monde des années 1960 et début 1970, un foyer de banlieue tranquille. Mais dessous, il y avait des gens qui vivaient différemment. Je les ai parfois vus de mes propres yeux. Mais je ne pouvais bien sûr pas les interroger à ce sujet.

Je repense à cette petite fille de 5 ans [elle parle à la fois d’elle-même et de l’héroïne de sa BD, qui aime sa meilleure amie de son âge, ndlr] qui était amoureuse de Missy. La vraie Missy est malheureusement décédée l’année dernière. Mais j’étais désespérément amoureuse d’elle. Et je n’arrivais pas à comprendre. Je l’avais compris, mais ça ne correspondait pas à la vie qu’on m’avait dit que je devais vivre.

Et puis, sa famille est devenue mormone. On avait ce rêve d’être toujours ensemble. Un jour, elle m’a dit : « Non, ça serait mal » et que j’irais en Enfer si je lui disais que je voulais ça. Elle avait un tableau dans sa chambre avec une échelle qui représentait toutes les bonnes actions qu’elle devait faire pour aller au Paradis. Elle m’a dit : « Regarde, il faut que je trouve un mari et que j’aie autant d’enfants que possible. Ce n’est pas avec toi. » Et j’ai trouvé ça horrible. Tout a changé chez elle. Elle est devenue méconnaissable.

La Fille de Dracula m’a sauvée parce que j’y ai vu un endroit, un moment où deux femmes pouvaient vivre une relation émotionnelle qui les dépasse, elles et leurs milieux. Même s’il y avait une dimension de prédation. C’est un stéréotype de représentation des interactions queer par les groupes mainstream. Mais moi, je me suis identifiée à la soif de connexion avec l’autre. L’héroïne la rejetait, tout comme je la rejetais, et que la société rejetait aussi. J’avais l’impression qu’elle disait : « Peux-tu me guérir de cette chose qui sort des codes, qui s’oppose au genre de vie qu’on est censé désirer ? » Je pouvais voir à quel point sa lutte était horrible.

Et puis, ce monde des monstres, c’est là où il y avait toute la magie. Et c’était gothique. On pouvait se cacher ou s’affirmer, on pouvait être qui on était. Je n’ai jamais eu l’impression que les monstres pouvaient nous rejeter, parce qu’ils étaient eux-mêmes des marginaux. Ils étaient bizarres. Et donc, tout ça a formé cette croyance profonde que si je pouvais rencontrer les monstres, on se comprendrait tous et on ferait une communauté.

Bien plus tard, je me rappelle avoir lu sur Gertrude Stein et Alice Toklas. C’était une révélation. J’étais assez jeune, mes parents avaient beaucoup de livres d’art, et j’ai lu sur elles. Mais la façon dont elles étaient décrites dans certains livres… C’était tellement méprisant. Ce qui m’a blessée, c’était de réaliser à quel point le regard culturel posé sur la vie queer était condescendant, dédaigneux. Ça m’a fait mal. C’est un de ces moments où une porte s’ouvre, mais ce qu’on y découvre… C’est de la propagande, en fait. C’est le regard masculin. En grandissant, tu réalises que ce que tu vois, c’est un fantasme d’homme.

gertrude stein
Gertrude Stein assise sur son sofa dans son studio parisien © Library of Congress

Et puis il y avait mes parents. Très libéraux, soi-disant. Mais il n’y avait pas vraiment de place pour que je sois qui j’étais. C’était acceptable seulement si j’étais hétéro, si je sortais avec des garçons. Rien d’autre n’était envisageable. Mes parents laissaient traîner des Playboy et des Penthouse sur la table basse, comme une sorte de carte de visite de leur libéralisme. Genre : « Voyez, on n’a pas de problème avec la nudité. » Et c’était vrai, ils n’en avaient pas. Mais pour moi, c’était compliqué.

Je me souviens d’un dessin dans Playboy, je ne me rappelle plus le nom, mais c’était une femme puissante, avec une autre femme soumise, leur relation était sexuelle. On voyait des moments intimes. Ça m’a fascinée. Parce que c’était la première fois que je voyais une représentation – même tordue – de ce que personne n’évoquait jamais : que font deux femmes ensemble ? Tout ce que je savais, c’est que je voulais en serrer une dans mes bras. J’étais une enfant. Je n’avais aucune idée de ce qui était possible. Je voulais juste de la tendresse. De l’amour. Et dans cette BD, il y avait une sexualité explicite, mais aussi prédatrice. C’était une relation BDSM. Et même si je ne condamne pas ça, à l’époque c’était trop pour moi.

Moi, j’étais encore pleine de douceur. Je rêvais d’un amour chevaleresque, presque comme un conte de fées. Et là, c’était tout autre chose. Violent. Et surtout, un fantasme d’homme. Ces femmes n’avaient même pas de corps réalistes, c’était des caricatures. Je crois qu’elles étaient des vampires. Donc c’était un peu cool, mais ça pervertissait complètement mon idée d’un amour vampirique queer et noble. J’ai été déçue. Et j’ai compris : il va falloir que tu inventes ton propre monde.

Je viens de me souvenir aussi d’un film que j’ai vu ado, avec Joan Crawford, je crois. À la fin, la femme « déviante » se suicide. Parce que, bon, à l’époque, tous les personnages queer devaient mourir. Elle aurait pu partir à Chicago, quitter sa petite ville, avoir une vie où on l’aimait. Et puis on la fait mourir. Ça m’a profondément déprimée. Alors j’ai compris : il faut l’inventer dans ta tête.

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Joan Crawford dans Possédée de Curtis Bernhardt

Et c’est là que mes carnets sont entrés en jeu. J’ai commencé à dessiner et à écrire vers 7 ans. Deux femmes, dans un château, trinquant avec des coupes de sang, à la lumière de la lune, avec leurs chauves-souris apprivoisées. Mon univers à moi. Ou deux louves courant ensemble dans la forêt. Des femmes-loups, évidemment. Et là, j’étais heureuse. J’ai imaginé des histoires sur l’île de Lesbos, j’ai cherché comment s’habillaient les femmes grecques… Heureusement, elles me ressemblaient un peu, physiquement. Je me disais : « Ces femmes-là, je les comprends. » J’ai inventé un monde, parce qu’il n’existait pas dans la réalité.

Et puis un jour, j’ai découvert les poèmes de Rita Mae Brown. J’avais 17 ou 18 ans, peut-être. Et là, j’ai vu que l’amour que j’imaginais – fait de tendresse, de fidélité, d’une relation digne de respect – était réellement possible. C’était la première fois que je voyais ça. Peut-être qu’il y en a eu d’autres, mais… franchement, il n’y avait quasiment pas de représentations. C’était un vide.

J’espère que c’est un peu mieux aujourd’hui. Même si, parfois, j’ai l’impression qu’il y a toute une frange de la société complètement à côté de la plaque, qui pense qu’on peut revenir en arrière, et que ce serait « mieux ». Mais ce qu’ils ne comprennent pas, c’est qu’ils idéalisent un passé qui n’a jamais vraiment existé. Il y a un commentateur politique qui parle tout le temps d’« Americana », comme si c’était quelque chose de merveilleux. Mais ton Americana, c’est le génocide des Amérindiens. C’est Jim Crow. C’est l’esclavage. C’est la répression queer. C’est les femmes qui n’avaient pas le droit d’avoir un compte en banque. Pas le droit de posséder quoi que ce soit. Pas le droit de voter. C’est ça, l’Americana. Tu veux vraiment revenir à ça ? Je ne pense pas qu’ils se rendent compte de ce vers quoi ils veulent retourner.

C’est un peu comme quelqu’un qui pense pouvoir reprendre une relation avec sa copine du lycée, après des années, alors qu’il a une femme et des enfants. Et puis il la retrouve… et découvre qu’elle est accro au crack. Elle l’a toujours été, mais à l’époque, il ne le voyait pas. Et là, il se rend compte qu’il a gâché sa vie, tout ça pour une illusion romantique d’un passé qui n’a jamais été ce qu’il croyait. Elle le trompait déjà à l’époque. Mais il y retourne, parce qu’il idéalise cette période. N’y retourne pas, Amérique ! Elle est accro au crack ! »

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NIFFF (Neuchâtel International Fantastic Film Festival), du 4 au 12 juillet en Suisse

: Conférence d’Emil Ferris le 10 juillet à 17h30, au Passage 2