Richard Linklater : « Je voulais montrer l’enthousiasme de la jeunesse »

Fan absolu de Jean-Luc Godard depuis ses 20 ans, Richard Linklater lui consacre « Nouvelle Vague », un film libre, drôle et habité, qui reconstitue le tournage d’À bout de souffle, et ressuscite toute une jeune génération d’artistes, cherchant à bousculer les codes du cinéma français. Il revient pour nous sur son rapport à Godard et à la Nouvelle Vague, et sur l’idée de pouvoir faire revivre les fantômes grâce au cinéma.


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©Jean Louis Fernandez

Vous êtes né en 1960, l’année où Jean-Luc Godard a sorti À bout de souffle. Quelle relation avez-vous tissée avec ce cinéaste en grandissant ?

Oh, j’étais juste fan. En 1988, j’avais un ciné-club où j’avais projeté dix-sept films de Godard en trois mois. Je suis fasciné depuis toujours par son esprit cinématographique, sa façon de travailler. Il avait son propre langage, ce qui rendait parfois son œuvre difficile, mais il a toujours été lui-même. Il restera toujours un modèle pour moi. Mais on ne peut pas reproduire Godard. Personne n’a jamais réussi à faire un Godard, ça ne marche pas.

Comment vous êtes-vous senti à l’annonce de sa mort, en septembre 2022 ? Où en étiez-vous de ce projet ?

C’est drôle, c’est un peu comme pour un parent ou quelqu’un que vous admirez et qui est plus âgé : vous savez que ce jour va arriver et vous le redoutez. Et c’est triste, mais c’est inévitable. Quand il est mort, j’étais en préproduction du film, mais également sur d’autres projets, je tournais à La Nouvelle-Orléans. Et je pense que ce qui a aidé à faire ce film, c’est toute l’attention, l’énergie qui s’est créée autour de Godard à sa mort. Pour moi, et grâce à l’appui de Michèle [Halberstadt. Journaliste, ancienne rédactrice en chef de Première, productrice et patronne d’ARP Sélection, proche de Godard, elle a distribué Éloge de l’amour, réalisé par ce dernier. Elle a aussi coproduit Nouvelle Vague, ndlr] et de Laurent [Pétin, producteur et mari de Michèle Halberstadt, ndlr], le moment était venu.

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Godard disait : « En littérature, il y a beaucoup de passé et un peude futur, mais pas de présent. Au cinéma, il n’y a que du présent qui ne fait que passer. » Qu’est-ce que cela vous évoque ?

C’était un cinéaste très ancré dans le présent, probablement plus qu’aucun autre. Ses idées arrivaient sur le moment et devaient tout de suite trouver leur moyen d’expression. C’est très inspirant. J’aime les œuvres épiques qui englobent beaucoup d’histoires, mais ce n’était tout simplement pas la façon dont son cerveau cinématographique fonctionnait. C’est ce qui, selon moi, a rendu ce projet si intéressant à l’écran. Les gens me demandent souvent : « Pourquoi vous n’avez pas choisi un “vrai” film, comme un François Truffaut ? » C’est parce que Godard est tellement atypique dans sa façon de faire les choses ! Tout est différent chez lui, et il est le plus radical de tous. C’est ce qui le rend plus cinématographique, plus captivant qu’un autre réalisateur, en quelque sorte.

Vous vous moquez gentiment du cinéaste, de ses caprices ou de sa façon de dégainer à tout bout de champ des aphorismes pompeux, ce qui a le don d’agacer l’équipe du tournage, Jean Seberg (interprétée par Zoey Deutch) ou son producteur Georges de Beauregard (joué par Bruno Dreyfürst). C’était important pour vous de ne pas tomber dans le piège de l’hagiographie ?

Je trouvais drôle qu’on puisse le regarder et se dire : « OK, c’est un génie. » Ou au contraire : « C’est qui, ce type qui raconte n’importe quoi ? » La frontière entre les deux est mince. La plupart des génies marchent sur ce fil. Toutes ces citations, c’est la chose la plus godardienne de notre film, il y en a partout. C’est très méta. Et j’ai pensé aussi que c’était important de conserver quelque chose de très réaliste par rapport à ce que l’on sait de cette époque. C’est sûr que Godard devait être agaçant, encore plus dans un contexte où on était pressé par le temps et l’argent. Même à la toute fin, il ne peut pas s’empêcher de dire : « Et maintenant, le plus grand gros plan, le plus triste des gros plans de l’histoire du cinéma ! » Et on voit Jean Seberg faire «pfff… ». Et c’est vrai, Godard a fait l’un des « plus grands gros plans du cinéma». Mais on sent ce que cette quête peut avoir d’épuisant pour les autres.

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Copyright Jean-Louis Fernandez

Le film est consacré à un geste de jeunesse presque grandiloquent, en tout cas fougueux, beau, spontané. Avez-vous une approche nostalgique de ces années-là, ou au contraire sentez-vous que ce bouillonnement cinématographique existe toujours ?

Non, je côtoie trop de jeunes pour être dans la nostalgie. On n’a pas perdu cette énergie, et je pense qu’elle ne disparaîtra jamais. Dans ce film, oui, l’idée, c’était de montrer l’enthousiasme de la jeunesse et la place centrale qu’occupait le cinéma à l’époque. Aujourd’hui, c’est différent, la culture devient si vaste. Mais les gens qui aiment le cinéma sont aussi enthousiastes qu’avant !

Vous aviez à peu près le même âge que Godard quand vous avez commencé à réaliser des films – lui, à 28 ans ; vous, vers les 26 ans, avec It’s Impossible to Learn to Plow by Reading Books, inédit en France mais sorti en 1988 aux États-Unis. Quel regard portez-vous sur ces années-là ?

J’ai débuté dans le cinéma à 24 ans environ. Et je venais d’avoir 25 ans quand j’ai commencé à travailler sur ce film, mon premier long métrage. J’y ai consacré beaucoup de temps, mais personne n’y croyait, on me traitait comme si j’étais un fainéant. Ensuite, j’ai fait ­Slacker, j’ai commencé le tournage à l’âge de 28 ans et l’ai terminé à mes 29 ans. Personne n’y croyait non plus, mais j’avais probablement assez confiance en moi pour me dire que je pouvais terminer ce film. En réalisant Nouvelle Vague, j’ai eu l’impression d’avoir à nouveau 28 ans. J’ai essayé d’effacer de ma mémoire ma propre histoire cinématographique, mais aussi le cinéma de ces années-là, tant sur le plan technique que dans mes idées. Ça m’a permis d’accéder à un état d’esprit de débutant. Comme si, à l’époque, on avait tourné une fiction à petit budget. C’était très agréable, amusant, comme si le cinéma permettait de renouer avec sa propre jeunesse.

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Dans le making of de Nouvelle Vague, vous rappelez cette autre citation de Godard «l’écran est le mur qu’il faut escalader pour échapper à nos vies»

Je trouve que ça résume parfaitement la situation. Quand on est adulte et qu’on décide de consacrer sa vie au cinéma, c’est comme si on décidait de vivre dans un monde parallèle, un monde meilleur. Tous ceux qui choisissent sérieusement de travailler dans le cinéma le savent : on doit abandonner un certain monde et en rejoindre un autre. C’est la métaphore assez évidente du sacerdoce : on consacre sa vie à Jésus ou à Dieu, peu importe, en tout cas on renonce à une vie normale. Pour les artistes, c’est pareil. Comme Robert Johnson [considéré par certains comme l’inventeur du blues, et dont on raconte qu’il est mystérieusement passé en peu de temps de musicien médiocre à virtuose, ndlr], qui aurait pactisé avec le diable à un carrefour impor­tant de sa vie.

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Copyright Jean-Louis Fernandez

Dans la reconstitution de l’époque, on sent votre obsession pour les détails. En même temps, une grande liberté émane du film, au point qu’on abandonne très vite l’idée de démêler le vrai du faux…

Ça décrit assez bien notre tournage. Tout devait être parfait jusque dans les moindres détails, mais ensuite, alors qu’on tournait, on devait faire comme si de rien n’était. Un peu comme ce que doit faire un acteur ou un athlète qui bosse très dur, mais qui lâche tout une fois qu’il est sur scène ou devant un public. C’est ce que je voulais, que l’impression de spontanéité dissimule tous les efforts derrière.

Tous les portraits que vous tirez des personnalités de l’époque, comme un trombinoscope qui s’animerait, était-ce une manière de vous assurer que vous ne réaliseriez pas un film uniquement pour les initiés, mais aussi pour des personnes qui n’y connaîtraient rien ?

Cette idée est venue en préproduction. Mon travail, c’est de sortir du scénario pur pour faire en sorte que tout le public comprenne qui sont ces gens. Et ces portraits touchent deux types de publics : si on connaît tout le monde, c’est toujours amusant de les voir. Si on ne connaît personne, qu’on a par exemple 19 ans et qu’on s’initie au cinéma, c’est une manière de découvrir aussi bien Jean Cocteau que Juliette Gréco ou José Bénazéraf [réalisateur et scénariste de films, qui s’est spécialisé dans le cinéma érotique, ndlr], car ils sont tous importants à cette époque. J’aime l’idée qu’après on rentre chez soi, puis on cherche sur Internet qui sont tous ces gens. C’est pour ça que j’ai voulu faire cette longue séquence d’introduction dans un cinéma. C’était incroyable, j’ai senti qu’on avait franchi un nouveau palier ce jour-là. Je me souviens que ma scripte, Camille [Arpa­jou, ndlr], avait les larmes aux yeux. Je lui ai demandé pourquoi elle était si émue. Elle m’a répondu que c’était parce que Hubert [Engammarre, premier assistant réalisateur de Linklater, ndlr] lui avait présenté Jacques Demy, puis tous les autres.

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Vous vous sentiez un peu comme à une séance de spiritisme, où vous auriez réveillé les morts de la Nouvelle Vague ?

C’était incroyable, comme un bref instant magique. C’était comme s’ils étaient là, comme si c’était réel, alors qu’en réalité, à ce moment-là, plus aucun de ces personnages n’était encore en vie. Oui, c’était comme s’ils revenaient à la vie, qu’ils se retrouvaient, heureux d’être ensemble.

Votre casting est composé d’acteurs et d’actrices très peu connus, voire inconnus (Guillaume Marbeck, qui joue Godard ; Aubry Dullin, qui joue Jean-Paul Belmondo…). Était-ce une manière, pour vous, de faire en sorte qu’on croie encore plus à leurs personnages ?

On choisissait les meilleurs interprètes pour chaque rôle, mais, s’ils sont très peu connus, ça aide. Votre cerveau peut vous jouer des tours quand vous voyez Timothée Chalamet en Bob Dylan [dans Un parfait inconnu de James Mangold, ndlr], car votre premier réflexe, c’est de voir Chalamet. On est toujours dans un présent et on a du mal à faire en sorte que les icônes de cinéma deviennent des abstractions. Je voulais reproduire une sensation d’enfance : que les spectateurs entrent dans une salle noire et que, quand le film commence, ils oublient qui sont les interprètes. Je cherche toujours à emmener le public ailleurs, à le transporter.

Le personnage de Jean Seberg apporte comme un souffle, une intelligence rebelle, et impose un regard féminin dans un milieu ultra masculin. Qu’est-ce qui vous a captivé chez elle ?

J’adore Jean Seberg. C’était formidable de réaliser ce film en son hommage. Elle a vraiment surmonté beaucoup de difficultés. C’était une vraie radicale. Les gens voient sa vie comme une tragédie, mais je pense que la tragédie l’a frappée, lui a été infligée. Elle, elle n’était pas tragique. Je pense qu’elle était très impliquée dans ce qu’elle faisait. Je la trouve tellement unique. Plus on apprend de choses sur elle, plus elle en devient impressionnante.

Nouvelle Vague de Richard Linklater, ARP Sélection (1 h 46), sortie le 8 octobre