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Le noeud de cravate chez Kathryn Bigelow

  • Jérôme Momcilovic
  • 2019-03-08

Comme le diable, le cinéma se loge dans les détails. Geste inattendu d’un acteur, couleur d’un décor, drapé d’une jupe sous l’effet du vent : chaque mois, de film en film, nous partons en quête de ces événements minuscules qui sont autant de brèches où s’engouffre l’émotion du spectateur. Ce mois-ci : un glissement parmi d’autres, dans Point Break de Kathryn Bigelow (1991).

On entend le frottement des tissus, du métal, le zip des fermetures Éclair. Au volant de la camionnette, un type enfile un masque de farces et attrapes, il est de dos et, déjà, c’est autre chose qui glisse après le masque, la chemise d’un deuxième type le long de son torse au fond de la camionnette, son visage pareillement caché, et puis un autre qui glisse sa main d’un geste net dans un gant blanc et du bout du gant ajuste un nœud de cravate ; la cravate donne le plus beau geste de cette scène admirable, treize secondes et onze plans, tous glissants. La main d’un autre encore, en costume marron, fait glisser une cartouche dans le ventre d’une carabine. Les gants blancs reviennent pour faire glisser la pompe d’un nouveau fusil, et d’autres encore font coulisser un chargeur dans la crosse d’un pistolet. Un cadran de montre : la trotteuse glisse. Et le masque se retourne, c’est Ronald Reagan. Il dit: « Mon petit doigt me dit que c’est l’heure du rock ’n’ roll! ».

La suite est un braquage virtuose et un bal masqué, une comédie musicale criminelle menée par Reagan qui s’appelle en vérité Bodhi, pour faire savoir qu’il est branché bouddhisme. Mais le spectateur pas dupe n’a entendu que « body », il sait que, bouddhiste ou sportif ou gangster, ce n’est qu’un corps de plus offert par Hollywood à son admiration. Un corps de surfeur avec qui glisser sur le décor, l’océan, les courants atmosphériques. Son activité est du type « insertion sur une onde préexistante », comme l’expliquait Deleuze qui s’intéressait beaucoup au surf et a entretenu une longue conversation avec un surfeur philosophe, Gibus de Soultrait. C’est le rêve d’un monde liquide, où déambuler d’une unique et éternelle glissade. Un rapport glissé au monde, comme celui du pickpocket de Bresson – on se glisse dans la poche d’un bourgeois comme au creux d’une vague, et d’ailleurs les surfeurs sont des braqueurs. Longer les courants marins (surf), les courants d’air (chute libre), devenir soi-même un courant d’air : il faut les oublier Johnny, ils ont quitté la planète !

Des corps anonymes pris dans un mouvement de danse vers la mort

Autrement dit danser tout le temps, et faire qu’autour tout danse, vivre chaque seconde à l’heure du rock ’n’ roll, guidé par un Gene Kelly au monoï revenu d’un dancing dirty pour valser avec la crête des vagues et des comptoirs de banque. Dans la camionnette, Bigelow présente autre chose que des personnages, et le scénario de toute façon lui interdit de montrer leurs visages. Ce qu’elle montre, c’est cette contagion de la danse, soufflée par les corps sur le moindre accessoire : moins un portrait de groupe qu’une loi du mouvement des ondes. Des cinq surfeurs-braqueurs, quand ils seront découverts, le film ne dira rien de plus, se contentera de les faire glisser toujours plus, déraper sur la route ou sur le sable, et surtout: glisser inexorablement vers la mort, qui engloutira le dernier avec une énième vague. Tout leur destin est résumé là, dans les peaux et les tissus et le métal qui glissent les uns sur les autres, et spécialement dans ce nœud de cravate qui est la plus infime mesure de leur vie dansée. Pour le dire encore mieux, il aurait fallu filmer au fond de leurs veines : « Notre sang danse en nous ; trois pas en avant, un pas en arrière » (Jonas Mekas, « Trente-neuf notules sur la danse et le cinéma »).

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