Des rendez-vous manqués d’Orson Welles aux abandons de Stanley Kubrick, les films inachevés imprègnent notre imaginaire en marge de l’histoire officielle. Comme l’adaptation pharaonique du roman Dune de Frank Herbert, commencée en 1975 par Alejandro Jodorowsky et jetée aux orties deux ans après faute de financement. Visible actuellement sur Arte, le documentaire Jodorowsky’s Dune retrace l’histoire de ce film maudit, incarnation de tous les rêves de cinéma brisés.
Que se passe-t-il quand un film n’aboutit pas ? Dans la plupart des cas, il sombre dans l’oubli, froissant quelques carrières, achevant sa trajectoire dans un placard que l’industrie s’empresse de sceller. Mais de temps en temps, un long métrage en projet fait tant parler de lui qu’il perdure comme objet de fantasme après sa mise au rebut, constituant une saillance dans l’imaginaire collectif. La particularité de ces « quasi-œuvres » est d’être celles d’auteurs reconnus qui, s’attaquant à des sujets qui leur tiennent à cœur, ébauchent la promesse de spectacles grandioses dans lequel leur savoir-faire trouverait une nouvelle forme d’aboutissement.
Ainsi, Charlie Chaplin et Stanley Kubrick se sont tous deux cassé les dents sur Napoléon, développant une obsession et une ambition à la mesure du personnage (Kubrick annonçait tenir le « plus grand film jamais réalisé » ). Orson Welles compte à son actif de nombreux projets avortés, dont l’emblématique The Other Side of the Wind, bloqué par des procédures sans fin, ce qui participe à sa légende de réalisateur ingérable (ou maltraité). Plus proche de nous, on peut citer Megalopolis de Francis Ford Coppola, dont le budget prévisionnel a fait reculer les studios, Ronnie Rocket que David Lynch développe sans succès depuis des années, ou encore Superman Lives de Tim Burton, avec Nicolas Cage dans le rôle principal, qui a fait fantasmer les geeks au point d’écraser de son ombre les adaptations de Bryan Singer et Zach Snyder.
Non seulement ces films fantômes marquent notre imaginaire, mais ils ont souvent des effets bien réels sur la filmographie de leurs concepteurs, voire sur l’histoire du septième art. Ainsi, Stanley Kubrick abandonna The Aryan Papers, car La Liste de Schindler de Steven Spielberg, sortie au même moment, traitait d’un sujet similaire. L’étonnant lien des deux cinéastes ne s’arrête pas là, puisque Spielberg réalise en 2001 A. I. Intelligence Artificielle, un autre projet avorté de Kubrick. Certaines œuvres maudites deviennent aussi à leur tour sujets de films, comme L’Homme qui tua Don Quichotte de Terry Gilliam, immortalisé par le fulgurant making of Lost in La Mancha, ou L’Enfer d’Henri–Georges Clouzot, réinterrogé en 2009 dans un documentaire de Serge Bromberg et Ruxandra Medrea. Dans tous les cas, le corpus d’anecdotes liées à la préparation ou au tournage (souvent catastrophique) génère un déferlement fantasmatique et imprègne notre (pop) culture aussi sûrement que les chefs-d’œuvre de leurs auteurs.
IMPRIMER LA LÉGENDE
Parmi ces films fantasmes, il en est un qui surpasse tous les autres de son aura culte, grâce aux histoires rocambolesques qui entourent sa conception et au gigantisme de ses ambitions : le Dune d’Alejandro Jodorowsky. Il était donc logique et presque nécessaire qu’un film s’attache à imprimer sa légende. Pour Jodorowsky’s Dune, le réalisateur Frank Pavich a réuni les protagonistes et a assemblé un maximum d’archives, afin de reconstituer l’aventure et de sonder ses répercussions. Et c’est bien sûr Jodorowsky lui-même, octogénaire débordant d’énergie juvénile, qui s’impose comme le héros de ce documentaire à la gloire des rêves contrariés.
C’est en 1975 que l’artiste mexicain débute son adaptation de Dune, pierre de faîte de la littérature SF signée Frank Herbert. Son précédent film, La Montagne sacrée, a connu un certain succès en Europe malgré sa folie furieuse, et son producteur Michel Seydoux a décidé de lui donner carte blanche. Il n’en fallait pas plus pour libérer la mégalomanie de Jodo qui souhaite alors « créer un prophète pour changer les jeunes esprits du monde entier » et se met en quête d’une armée de « guerriers spirituels » pour donner corps à sa vision.
Le documentaire narre dans le détail la série de rencontres improbables qui façonne le casting de Dune, des plus grands artistes graphiques (Moebius, Chris Foss, H. R. Giger) aux acteurs les plus improbables (Udo Kier, Mick Jagger, Orson Welles ou Salvador Dalí, qui demande à être payé 100 000 dollars la minute), en passant par quelques grands groupes de rock de l’époque, tels que Pink Floyd et Magma. Chaque témoignage atteste de l’effrayante fascination exercée par le gourou Jodorowsky, qui hypnotise (littéralement) le spécialiste des effets spéciaux Dan O’Bannon et fait subir un entraînement inhumain à son propre fils Brontis (six heures d’arts martiaux par jour, sept jours sur sept, pendant deux ans) afin qu’il puisse devenir le jeune héros du film.
RÉINCARNATIONS
Après deux ans de développement, le film se trouve matérialisé sous forme d’un énorme livre, sorte de méga story-board détaillant chaque plan, chaque lieu et chaque personnage, qui est remis aux majors hollywoodiennes afin de réunir les 5 millions de dollars manquants. Et c’est là que tout s’écroule, dans la confrontation entre un artiste intraitable (qui prévoyait un métrage de douze voire vingt heures !) et les financiers calculateurs de l’« usine à rêves ». Il faut voir cette séquence stupéfiante dans laquelle Jodorowsky, tirant une grosse liasse de billets de sa poche, vitupère contre ce dieu sans âme qui fait tourner le monde.
Si le documentaire manque un peu de contrechamps critique, il dépasse la simple opposition artiste/-système (ou rêve/réalisme) en décrivant comment ce monument imaginaire a durablement influencé l’esthétique de la science-fiction et la représentation du mysticisme au cinéma, d’Alien à Prometheus en passant par Contact ou Les Aventuriers de l’Arche perdue. Il montre aussi que ce naufrage est le point de départ des nombreuses bandes dessinées écrites par Jodorowsky, qui allaient marquer au fer rouge des générations de lecteurs.
« Si mon Dune était allé jusqu’au bout, je serais devenu un genre de Spielberg, et ma bande dessinée L’Incal n’aurait pas existé », nous confiait le cinéaste à Cannes en 2013. Mais la grande force de Jodorowsky’s Dune tient surtout à sa manière de révéler une analogie entre le scénario du film et l’histoire de sa production. En effet, ce Dune revisité contait le parcours d’un héros qui finit la tête coupée, mais dont l’âme survit en se réincarnant à travers toute la galaxie. Soit le reflet précis du destin qui attendait le film. Comme si Alejandro Jodorowsky, habité par une vision extralucide, avait lui-même préparé la destruction de son rêve et sa diffusion messianique dans l’inconscient contemporain. C’est pourquoi Dune de Jodorowsky est le seul film fantasme en mesure de contenir tous les autres, celui dont chaque aspect valide une ascendance magique de l’imaginaire sur la réalité. Si le cinéma n’a pas le pouvoir de changer le monde, un rêve de cinéma semble ainsi y être déjà parvenu.