Laurent Lafitte : « Le drag, c’est essentiel quand c’est subversif. »

En ce moment, Laurent Lafitte s’affiche partout. Au cinéma, on le retrouve cet automne dans la satire « La Femme la plus riche du monde » Thierry Klifa (en salles depuis le 29 octobre) et la comédie tendre « T’as pas changé » de Jérôme Commandeur (en salles le 5 novembre). Au théâtre, il ose la comédie musicale avec « La Cage aux folles ». Omniprésent, il reste pourtant insaisissable. Une façon singulière d’être et de ne pas être, où chaque rôle semble autant le raconter que le masquer. Portrait d’un roi de l’évasion.


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La Femme la plus riche du monde © Manuel Moutier

De quoi Laurent Lafitte est-il le nom ? Ex-pensionnaire de la Comédie Française, auteur d’un des seuls en scène les plus drôle ever (Laurent Lafitte comme son nom l’indique), maître de cérémonie so chic du Festival de Cannes, salaud génial aussi bien chez Albert Dupontel (Au revoir là-haut), Paul Verhoeven (Elle), Julie Delpy (Les Barbares) que dans Monte Cristo, Papa ou Maman. Il a aussi été un Tapie plus vrai que nature dans la série Netflix du même nom, réalisateur de L’Origine du Monde, la comédie la plus osée de ces dernières années… Tellement d’incarnations et d’identités qu’on s’y perdrait.

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Laurent Lafitte dans T’as pas changé de Jérôme Commandeur

La preuve, rien que cet automne au cinéma, il est aussi parfait en grand bourgeois méchant dans le Classe moyenne d’Antony Cordier (sorti fin septembre), escroc mondain dans La Femme la plus riche du monde (en salles ce 29 octobre) de Thierry Klifa qu’en chanteur ringard pour Jérôme Commandeur (en salles le 5 novembre). La « classe », justement, c’est un mot qui lui va bien. Un inébranlable « chic », une façon de dire les pires horreurs avec l’air de ne pas y penser. Une élégance innée qui lui permet de balader, un peu partout, son humour féroce en laisse. Prêt à tout moment à lâcher la bête.

« Ça a remué plein de trucs très intimes par rapport à la virilité, à certaines injonctions de l’enfance. »

Laurent Lafitte à propos de La Cage aux folles.

BOXEUR EN TALONS

Mais quand il arrive à l’heure – politesse oblige – à notre rendez-vous, le lord anglais qu’on imaginait, a plutôt des airs de boxeur prêt à monter sur ring. En jogging et hoodie de circonstance, le comédien va se transformer à partir du 5 décembre en athlète de compet en jouant huit fois par semaine La Cage aux Folles, version musical, mis en scène par Olivier Py sur la grande scène du Châtelet. Un athlète qui va devoir danser, chanter et jouer cette comédie culte, tout ça en talons hauts et costume flamboyants. Les répétitions démarrent et à l’approche du grand saut, la question du vertige s’impose. « C’est un projet dont je rêvais. Cette comédie musicale n’est pas comme les autres. Il se trouve qu’Olivier Py en rêvait aussi. Alors autant foncer ! » démarre-t-il, enthousiaste. « C’est maintenant, à quelques semaines de la première que je commence à réaliser tout ce que ce show implique. Ça va être très physique. Si je ne suis pas sur scène, je suis en coulisse en train de courir me changer. Mais ça, je peux gérer ! Ce que j’avais minimisé, je crois, c’est l’effet de cette transformation sur moi. Pour l’affiche, on a dû créer Zaza [le drag qu’incarne le personnage d’Albin tous les soirs dans son cabaret, ndlr]. Olivier Py m’a prêté un de ces costumes de scène. Je n’avais rien de convenable dans ma propre garde-robe ! Mettre des collants, une perruque, être sur des talons, être maquillé, c’est quelque chose de très puissant. Je me suis rendu compte que j’avais sous-estimé ce que ça pourrait me faire. Ça a remué plein de trucs très intimes par rapport à la virilité, à certaines injonctions de l’enfance, à tout ce que pas mal de garçons et d’hommes ont traversé. Ça ne va pas être anodin, tout ça, pour moi ».

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Laurent Lafitte en Zaza © Thomas Amouroux – Théâtre du Châtelet

Pourtant, nous, on n’est pas très étonné de voir Laurent Laffite mener La Cage aux Folles. On l’a déjà vu chanter sur scène dans Rendez-vous, adaptation d’un film d’Ernst Lubitsch en musical, en meneuse de revue méchante à souhait dans son seul en scène et qui l’a vu en Cyrano, à la comédie française ou en Tapie dans la série éponyme, sait combien l’acteur a l’art de porter avec audace les costumes de personnages culte. Adapté en 1983 par Harvey Fierstein et mis en musique par Jerry Herman dans une version repensée pour Broadway, ce musical s’inspire du classique du boulevard français, signé par le duo Jean Poiret et Michel Serrault en 1973. L’histoire de Renato, propriétaire d’un cabaret « La Cage aux folles » où chaque soir son amoureux Albin se transforme en Zaza, diva drag géniale. Mais quand Laurent, le fils de Renato, doit présenter à sa future belle-famille ultra conservatrice son père, les choses se compliquent.

Transposé au cinéma par Édouard Molinaro en 1978, sans Jean Poiret mais avec Ugo Tognazzi et toujours Michel Serrault, cette comédie « culte » fait débat. Ramassis de clichés et ricanement de la France homophobe ou tentative d’une comédie camp populaire ? Le musical, lui, se veut une réappropriation par la culture LGBTQ+ de cette histoire. Une pièce menée par l’hymne « I Am what I am » que Gloria Gaynor popularisera ensuite en version disco dans les années 1980. « La grande différence entre La Cage aux folles initiale et cette Cage aux folles là, c’est que, jusqu’à preuve du contraire, l’une est l’œuvre de deux comédiens hétérosexuels, tandis que la version Broadway a été pensée et écrite par deux hommes gays. C’est un hommage au cabaret, à ce qu’on ne nommait pas encore « drag », un spectacle qui dès 1983 parlait d’homoparentalité. Ce qui faisait rire chez Poiret/Serrault, nous touche ici. Albin [qui s’est créé le personnage de Zaza, ndlr] n’est plus une simple source de comédie mais elle est reconnue comme une grande héroïne. »

CHARMEUR DE CES DAMES

Mais jouer « les folles », ça veut dire quoi, aujourd’hui ? Très vite, quand on aborde le sujet avec lui, le comédien sourit, comme s’il s’attendait à la question. « Pour moi, ce que fait Michel Serrault dans le film de Molinaro en 1978 est assez inoubliable. Bien sûr que ça pose des questions. Mais je crois à la sincérité profonde de l’acteur. Serrault n’a plus jamais été le même après avoir joué Albin. Zaza est là, toujours, quelque part dans tous ses rôles d’après. »

« Fantin, c’est la version camp de Tapie. Il vient pirater ce microcosme bourgeois. »

Plus qu’un art de la performance, plus qu’une façon pour lui de surprendre, ces choix de rôles récents, notamment celui de Fantin, simili François-Marie Banier , photographe mondain accusé d’abus de faiblesse dans l’affaire Bettencourt dont s’inspire La Femme la plus riche du monde racontent donc sa liberté. Celle d’un acteur qui à 52 ans n’a plus rien à prouver. Comme si, sorti des classes de la Comédie Française où il fut aussi bien Cyrano de Bergerac que Duc de Guermantes pour Christophe Honoré dans son adaptation sur scène du Côté de Guermantes de Marcel Proust, le comédien s’offrait une récré en poussant tous les curseurs à fond. « Fantin, c’est la version camp de Tapie. Un bulldozer qui utilise son élégance, son esprit comme une arme. J’aime la façon dont ce personnage vient bousculer cette bourgeoisie figée, par son homosexualité. Il met des mains au cul, roule des pelles à tout va, parle trop fort…Il vient pirater ce microcosme bourgeois, presque le prendre en otage par sa simple présence. Il n’a rien à faire sur la photo et pourtant il est là, triomphant. »

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La Femme la plus riche du monde © Manuel Moutier

BOURGEOISIE DÉCADENTE

Et Lafitte de triompher lui aussi à l’écran dans ce rôle de Fantin, comme taillé à sa démesure. Lui, l’enfant de ce qu’il nomme avec humour une « famille traditionnelle petite bourgeoise » prend un plaisir fou à jouer tout ce qui devait lui être interdit. Une performance volontairement excessive, pas loin du clown et pourtant étonnamment émouvante, qui emporte Isabelle Huppert dans de grands éclats de rire enfantins. Une façon de lire cette histoire, non pas comme une affaire sinistre de gros sous et d’abus de faiblesse, mais bien comme un doigt d’honneur à la bienséance, la jeunesse retrouvée d’une femme, d’une mère emmurée par les convenances, la blessure d’une fille mal aimée (Marina Foïs, sa « sœur » spirituelle dans la vie). Un rapport dominant/dominé trouble qui rappelle qu’Huppert et Lafitte se sont déjà affrontés dans le terrifiant Elle de Verhoeven. « Isabelle Huppert, c’est l’actrice la plus punk que je connaisse. Elle n’a peur de rien. Ni de l’excès, ni de la pudeur. Jouer avec elle, ça affranchit de pas mal de choses. Elle ose, donc toi aussi. »

S’affranchir des cases, n’être jamais tout à fait là on où on l’attend, jouer avec les normes : le programme est clair. Autant à l’écran que sur scène, dans son art ou dans la vie, Laurent Lafitte s’échappe de toutes les étiquettes qu’on pourrait lui coller. Avec un seul but :  ne jamais se croire arrivé. Quand on lui demande si le drag l’intéresse, sa réponse fuse : « Le drag, c’est essentiel quand c’est subversif. Quand ça bouscule les normes, quand ça vient provoquer, ouvrir d’autres mondes. La « Disneyisation » du Drag, son côté très « propre » parfois, m’intéresse moins. Divine, Leigh Bowery et même Ru Paul à ses débuts, c’étaient des ovnis, des figures imprévisibles. Surtout, c’étaient des gens furieusement drôles. Je leur dois une partie de mon sens de l’humour, profondément queer. Au départ ce mot, il veut dire « bizarre ». Et au-delà des assignations, gay/hetero/bi, je l’aime bien, moi, ce mot « bizarre ». Il me parle. Je peux être bizarre, mon humour aussi bizarre. Les personnages qui m’intéressent sont souvent bizarres. Le bizarre est subversif, c’est une forme de liberté. Quand on n’est pas dans une case, on peut aller librement là où personne ne vous attend. » On est prévenus.

: La Femme la plus riche du monde Thierry Klifa (Haut et court, 2h03), sortie le 29 octobre

: T’as pas changé de Jérôme Commandeur (1h45), sortie le 5 novembre

: La Cage aux folles mis en scène par Olivier Py, du 5 décembre au 10 janvier au Théâtre du Châtelet