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Tomi Ungerer, il était une fois

  • Juliette Reitzer
  • 2012-12-19

Histoire de mettre à l’aise les trois journalistes qui l’entourent à la table d’un restaurant de la Petite France, quartier historique de Strasbourg, Tomi Ungerer lance gaiement : « Les bonnes questions se posent comme des avions ». Ayant atterri sans encombres à la place en face de lui, j’ai tout le loisir d’observer le personnage. Il est très grand, il a de drôles de dents et les cheveux blancs. Très chic dans son costume noir, chapeau sur la tête et montre rose au poignet, il est souriant, chaleureux, et surtout très bavard. Avec un fort accent alsacien et un plaisir non dissimulé, il s’adonne pour notre plus grande joie à ce qu’il fait le mieux, raconter des histoires. Et sa vie aventureuse, détaillée dans le documentaire Tomi Ungerer, l’esprit frappeur, n’en manque pas.

À PAS DE GÉANT

Tout commence à Strasbourg, où Tomi Ungerer nait en 1931. Il vit l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne alors qu’il est écolier, et cette identité originelle chahutée, coincée entre deux haines, il l’a distillée dans toute son œuvre, traversée par la peur et la mort, mais aussi l’humour et la curiosité. À table, il confie être « hanté par l’insécurité », et par des cauchemars qu’il oublie le matin « grâce aux mots croisés ». Il manie la langue française avec délectation, ses phrases sont truffées d’aphorismes et de bons mots, percutantes comme ses dessins. Il dit par exemple : « Nous sommes des morceaux de sucre dans un temps liquide », puis nous parle de son livre SM, les anges gardiens de l’enfer (1986), un document très dur sur un bordel pour masochistes à Hambourg : « Ces femmes sont étonnantes, elles font tout ce que les psychiatres ne peuvent pas faire. Je pense à Astrid par exemple, qui avait un jeune client qui ne pouvait pas venir plus de quatre fois par an parce qu’il n’avait d’orgasme que si on lui arrachait un ongle. Il venait avec une paire de tenailles. » Car Tomi Ungerer ne craint ni les sautes de ton, ni les provocations, et ne dessine pas que pour les enfants, loin de là. En 1956, à 25 ans et après plusieurs voyages, il débarque à New York, devient cartoonist pour Esquire, Life ou le New York Times. Dans la foulée, il publie son premier livre pour enfant (Les Mellops font de l’avion) et s’affirme dans le dessin satirique (The Party), érotique (Fornicon)et politique, avec une série d’affiches contre la guerre du Vietnam et la ségrégation, dont l’iconique Black Power/White Power en 1967.
Au début des années 1970, Tomi Ungerer est une star. Mais en 1971, il décide avec son épouse Yvonne de s’installer sur une presqu’île de la Nouvelle-Ecosse, au fin fond du Canada. Un genre de no man’s land planté de bicoques délabrées qu’il a dessinées dans son livre Slow Agony. Il s’explique : « Tout ce qui est désuet, dilapidé, hanté, les vieilles usines abandonnées par exemple, j’adore. » Alors qu’Yvonne est enceinte de l’ainée de leurs trois enfants, le couple déménage en Irlande, en haut d’une falaise surplombant l’océan : « Quand on est arrivés là-bas, les gens ont parié qu’on ne tiendrait pas une année. C’est le premier point touché par le Gulf Stream, alors on vit dans les tempêtes. » Quarante après, ils y habitent toujours, et c’est d’ailleurs dans ces paysages austères et romantiques que se situe l’histoire du nouveau livre pour enfants de Tomi, Maître des brumes (à paraître en mars 2013 à L’Ecole des Loisirs). Il ajoute, au cas où on en douterait : « Je cherche les extrêmes, toujours. » Comme un gosse, regard espiègle et perçant, il s’est arrêté de parler pour taper avec sa fourchette sur nos verres plus ou moins pleins, chacun produisant un son différent. Profitant de l’accalmie, sa fille Aria, qui est aussi son agent, une grande et jolie blonde aux cheveux serrés en chignon, se marre : « Une fois, pendant un repas de famille, il a parlé huit heures sans s’arrêter ». Nous n’aurons pas cette chance : le déjeuner touche à sa fin, et le personnel du restaurant défile pour demander des autographes –Ungerer dessine un poisson au chef cuisinier qui lui en a préparé un. Aria poursuit en rappelant à Tomi la prochaine étape de la journée, la présentation de l’avant première de Jean de la lune devant une meute d’élèves de maternelle : « Ne leur dis pas de gros mots », lance-t-elle à tout hasard. Pour la faire bisquer, il met son écharpe noire sur sa tignasse blanche et fait la grimace, se transformant en affreuse sorcière de conte de fée.

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GRAND ENFANT

« Les enfants, faites comme Jean de la Lune, apprenez les langues étrangères, après vous irez partout et vous pourrez retourner chez vous». Sur l’estrade devant l’écran, face à son jeune auditoire, Tomi Ungerer parle autant de lui-même que de son héros lunaire. Trilingue, il est parti vivre au bout du monde avant de rentrer en Europe. C’est là seulement, nourri d’ailleurs, qu’il a su retrouver pleinement ses racines alsaciennes, notamment en s’investissant corps et âme dans la réconciliation entre la France et l’Allemagne. En 1987, il est chargé de mission par Jack Lang pour les échanges culturels entre les deux pays, et fait partie de la Commission Interministérielle franco-allemande : « J’ai participé à un miracle, me confiera-t-il le lendemain, visiblement ému. Je suis né entre la haine française et la haine allemande, et j’ai toujours haï la haine, en fin de compte. Quand on est arrivés en Irlande, je recevais des menaces de mort : « Sale Bosch, si tu reviens en France on va te descendre. » Quand j’ai eu la légion d’honneur (en 1990 -ndlr), d’un coup j’étais un bon Français. » Pour l’heure, sur la scène du cinéma Star de Strasbourg, il remporte tous les suffrages. Il faut dire que la sonnette de vélo, installée sur le pommeau de sa cane et avec laquelle il ponctue ses phrases, fait son effet. La tendresse évidente de Tomi pour les mioches (son plaisir de raconter y trouve un public idéal) est d’autant plus bouleversante qu’il la camoufle derrière une ironie mordante. En sortant de la salle de projection, fatigué, il s’assiéra quelques minutes et lancera, fanfaron : « Une grange avec quatre cent brebis, ça fait à peu près le même bruit ! »
Je quitte Ungerer pour me diriger vers le musée qui porte son nom, une maison de style néo-classique construite à la fin du 19e siècle, au cœur du quartier impérial allemand. Le rez-de-chaussée est dévolu aux dessins pour enfants, comme ces extraits du très beau Pas de baiser pour maman (1973), le seul livre jeunesse en noir et blanc d’Ungerer ; la conservatrice du musée, Thérèse Willer, attire mon attention sur « la bouteille de schnaps posée sur la table du petit déjeuner ». Plus loin sont affichés des originaux de Das Grosse Liederbuch, livre de chansons populaires allemandes et plus gros succès de Tomi en librairie. Je suis frappée par la variété des styles explorés par l’artiste, de la caricature au romantisme, du grotesque au réalisme, de l’innocence des dessins pour enfants à la sexualité explicite des sublimes œuvres érotiques –dont les fameuses « Grenouillades », amphibiens joyeusement lubriques. Le documentaire Tomi Ungerer, l’esprit frappeur raconte que ce grand écart a choqué l’Amérique puritaine des années 1960 : lorsque la rumeur propage la double casquette de l’auteur français, ses livres pour la jeunesse sont retirés de certaines bibliothèques municipales… Dans les salles du musée, les nombreuses affiches, publicités, abécédaires et dessins personnels finissent de renseigner sur l’insatiable appétit d’Ungerer, véritable touche à tout. Plus tard, il s’expliquera : « J’ai toujours été un collectionneur, et comme je n’ai pas été à l’université, je n’ai jamais été obligé de rester focalisé sur un sujet. Je passe de la minéralogie aux cerfs volants, j’accumule des connaissances. Je suis un obsédé ! Après, je passe à autre chose et je fais donation aux musées. » L’exposition temporaire Tomi s’amuse, jeux et jouets de la collection Tomi Ungerer, au premier étage du musée, en est une illustration parfaite : une partie de sa colossale collection de jouets mécaniques (six mille pièces en tout!) y est présentée, visible jusqu’au 31 mars 2013.

BON VIVANT

« Cet ogre, c’est moi ! » Sitôt installée sur le canapé du salon de Tomi Ungerer, dans la maison strasbourgeoise où il est né, j’ai sorti mon exemplaire du fameux Géant de Zeralda. Accueillie à bras ouverts (littéralement), embrassée chaleureusement, je l’écoute avec émotion se lancer dans une nouvelle histoire : « Bon, puisque vous aimez ce livre, je vais vous raconter. C’était à Halloween, à New York. Un ami emmenait ses enfants à Central Park, et il m’a demandé si je pouvais les effrayer. Il y avait des rochers dans le parc, comme dans le livre, et je me suis caché derrière, comme l’ogre. J’avais un grand sac. Les enfants passent et je tombe sur eux, ils foutent le camp mais je mets la main sur une fillette, et je la mets dans mon sac. Et là, une main se pose sur mon épaule, un flic : « What’s going on ? » » Puis, l’air repentant : « J’ai traumatisé cette enfant. Mais je ne me rappelle plus si j’ai joué l’ogre avant ou après avoir fait le livre. Quand il ne se passe rien, je provoque des histoires… » Son fameux goût pour la provocation réside donc d’abord là, dans cet irrépressible désir d’aventures, ce désir de s’aménager une vie proprement « vivante ». Impossible alors de ne pas penser à la peur de la mort, qu’il distille dans ses livres pour enfant, et sur laquelle ses jeunes héros prennent toujours l’ascendant : une peur exorcisée, étouffée sous l’éclat du rire sardonique de l’humour noir. Rire pour ne pas pleurer, pour ne pas mourir : « Vous savez, j’ai été exposé à l’âge de trois ans à la mort de mon père, ensuite aux nazis et à la guerre. Mais j’ai été élevé par une mère qui n’avait tout simplement pas froid aux yeux. Des fois, pendant les bombardements, on éclatait de rire. » Enfin, c’est l’heure de la dédicace tant espérée. Tomi ouvre le livre et y dessine un ours en peluche, avec un couteau dans le ventre. Au-dessus, il écrit : « En souvenir du futur ».

Tomi Ungerer, l’esprit frappeur
de Brad Bernstein et Jean de la Lune de Stephan Schesch
sortie le 19 décembre

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