
On lui a donné rendez-vous devant l’installation Inside the Horizon (2014) d’Olafur Eliasson, à la Fondation Louis-Vuitton, une allée de grands miroirs et de panneaux lumineux qui entoure un bassin aux reflets changeants. Comme un palais des glaces un peu étrange, propre à la rêverie et aux divagations, qui nous semblait être en résonance avec le rôle à multiples facettes que tient Galatéa Bellugi dans L’Engloutie, magnifique premier long métrage de Louise Hémon. Celui d’Aimée, une jeune institutrice de 1900, sûre d’elle-même, débarquant dans un village lointain et isolé des Hautes-Alpes, qui va confronter son savoir aux légendes locales, ses désirs à l’ordre établi.
« C’est un vertige de quitter sa famille pour la première fois, de rencontrer des gens très différents dans leur manière de voir », confie l’actrice à propos de son personnage, qu’elle interprète dans une sorte de vacillement constant entre l’assurance et l’hésitation. « Parfois, elle se trompe, même si elle met toute la bonne volonté du monde, et elle ne va pas forcément assumer qu’elle a été maladroite. Je suis aussi un peu comme ça, même si je n’ai pas son côté autoritaire. C’est une femme très déterminée, un peu aventurière. Ça, je le partage. Pour mes études, j’ai beaucoup voyagé, je me reconnais un peu dans cette manière d’arriver dans un endroit que tu ne connais pas, de t’y sentir seul. »
Née d’un père comédien italien, et d’une mère costumière danoise, la Parisienne a beaucoup bougé avant d’envisager une carrière de comédienne – même si ses premiers rôles, elle les a tenus lorsqu’elle était enfant, au Théâtre du Soleil, troupe à laquelle appartient toujours son père. « Je ne considère pas que c’était un début de carrière, parce que j’étais petite. C’était plus une expérience de vie. On voyageait beaucoup avec ma sœur Alba Gaïa, elle aussi devenue actrice : on a participé à des spectacles avec des propos très marquants, surtout pour des enfants, comme Le Dernier Caravansérail, qui parlait d’exil. »

Le fait de grandir dans une famille d’artistes l’amène à vouloir se prouver qu’elle peut faire autre chose et à se lancer dans des études de relations internationales au Danemark. Elle y travaille sur un mémoire portant sur le féminisme en Iran après la révolution de 1979 – une période de basculement politique et culturel, complexe et pleine de contradictions. Des éléments vus à travers un prisme féministe que l’actrice dit avoir retrouvés dans le 1900 dépeint dans L’Engloutie, qui l’a passionnée.
AU SOMMET
Mais, très vite, l’envie de jouer la rattrape, et elle commence à enchaîner les rôles. « Mes études m’intéressaient beaucoup, mais je sentais que mon désir profond était de jouer. » On la voit alors dans des personnages toujours pleins de mystère : dans L’Apparition de Xavier Giannoli (2018), elle incarne une ado qui voit la Vierge, dans Tralala (2021) des frères Larrieu, une sainte. Un mysticisme que prolonge Aimée dans L’Engloutie, les habitants du village lui prêtant de dangereux pouvoirs occultes, l’imaginant comme une sorte de sorcière capable de perdre les hommes. « Je trouve ça marrant de faire douter les spectateurs », nous dit-elle, pleine de malice, de sa voix gouailleuse et légèrement éraillée. Bien sûr, et c’est toute sa force et sa beauté, le film ne tranche jamais entre la rationalité un peu rigide de son personnage et les croyances des villageois, laissant le spectateur projeter ce qu’il veut selon sa sensibilité.
« J’aime bien les fins ouvertes, même si ça peut me frustrer. Mais cette frustration, je la trouve intéressante justement. Elle m’interroge. J’ai un grand sentiment de modernité par rapport à L’Engloutie : j’ai l’impression que ce film pourra toujours être réinterprété de manière différente selon l’évolution de la société. » On y perçoit une sorte de flottement du temps. Quand Aimée demande à ses élèves d’imaginer l’an 2000, ce passé renvoie aussi le spectateur à notre époque : obscurantisme renaissant, domination d’une culture officielle sur les spécificités communautaires ou locales, stigmatisation du désir féminin.
Ces échos du monde contemporain traversent également la filmographie récente de Galatéa Bellugi : dans La Condition de Jérôme Bonnell, sorti début décembre, elle incarne une jeune bonne au début du XXe siècle, prise au piège des dominations de genre et de classe. On se souvient aussi de son personnage inspiré de la vie de l’écrivaine, actrice et cinéaste Eva Ionesco dans Une jeunesse dorée (2019), film autobiographique de l’artiste racontant son adolescence des eighties passée entre la DDASS et le Palace, dans lequel Galatéa Bellugi installait son jeu frondeur, espiègle, insaisissable.

Ce sont ces personnages-là qu’elle aime, ceux qui jouent avec le spectateur, portent un secret et s’amusent à l’égarer pour le surprendre. « J’aime beaucoup M. Oscar dans Holy Motors (2012) de Leos Carax, c’est un personnage qui m’a marquée parce qu’il nous échappe. Il a participé à me donner envie de faire du cinéma. J’ai eu la chance de travailler [dans Tralala, ndlr] avec Denis Lavant, qui l’incarnait. C’est vraiment quelqu’un à part. »
Après avoir tourné à 2000 mètres d’altitude, dans la neige (« Je me disais, tranquille, j’ai déjà fait du ski. Mais, en fait, c’est quand même physique de monter au sommet, là où l’on manque d’air »), Galatéa Bellugi sera prochainement à l’affiche de Chercheurs d’Aurélien Peilloux. « J’y incarne une chercheuse en chimie qui découvre le manque de moyens, la compétition. » Une autre aventure, un tout autre terrain d’exploration, peut-être pas aussi abrupt, certainement pas moins vertigineux.
L’Engloutie de Louise Hémon, Condor (1 h 37), sortie le 24 décembre