
Ce que j’aime beaucoup dans le cinéma de Joachim Trier, c’est qu’il filme des relations humaines parfois complexes, mais qu’on n’y trouve jamais la moindre amertume. Et vous, qu’y trouvez-vous ?
Joachim est extrêmement intelligent dans la manière dont il construit la structure de ses récits, dans la façon dont il développe ses thèmes. En même temps, ça part toujours d’un endroit très profond, très lucide. Il a une vraie sensibilité pour saisir les dynamiques sociales et émotionnelles, la manière dont tout ça agit sur notre psychologie. Ce qui me frappe, c’est qu’il ne juge jamais ses personnages. Pour moi, c’est une vraie qualité. Et il faut aussi mentionner son coscénariste, Eskil Vogt, car ils forment vraiment un duo. Valeur sentimentale en particulier tourne beaucoup autour de la question de la communication. Pour moi, c’est ce qui fait la force du film : il touche à des choses qu’on a du mal à formuler avec des mots. Et c’est précisément pour ça qu’on a besoin du cinéma, et de ce film-là.
● ● À LIRE AUSSI ● ● Joachim Trier : « Si on n’a pas accès à nos propres émotions, on cesse d’être proches de nous-mêmes et donc des autres »
Quelle a été la première image qui vous est venue en tête en lisant le scénario ?
C’est drôle, parce qu’en général j’ai toujours une image très forte qui me vient quand je lis un scénario. Il y a toujours quelque chose de très vif qui me reste en tête pendant tout le processus. Cette fois, je me souviens que c’est arrivé pendant notre première répétition. Ce que j’ai vu très clairement, c’était un rosier qui poussait le long de la fenêtre de la maison familiale du film – qui est une vraie maison, dans laquelle une famille a vécu pendant des générations. Il y avait de la beauté dans cette image, mais, en même temps, les épines des fleurs griffaient la vitre. Cette image m’a accompagnée pendant tout le tournage.
Comment le personnage de Nora a-t-il évolué depuis vos premières conversations avec Joachim Trier ?
Je crois que l’histoire et les personnages ont vraiment commencé à évoluer alors qu’on était encore en train de tourner Julie (en 12 chapitres). Parce qu’on apprenait à se connaître. On partage les mêmes centres d’intérêt, et on a, je pense, une vision assez proche de la psychologie… et du cinéma. Évidemment, j’ai appris à ses côtés. Mais, au-delà de ça, on a créé un lien très fort. Et pendant le tournage de Julie…, Joachim a commencé à évoquer certaines idées – des choses qui ne trouvaient pas leur place dans ce film-là, et qui n’appartenaient pas au personnage de Julie. C’est à ce moment-là qu’il a commencé à imaginer deux sœurs. Il a développé ces idées plus tard, mais elles avaient déjà commencé à germer. Je n’ai pas participé à l’écriture, mais, quand j’ai découvert le scénario, j’ai tout de suite reconnu certains des thèmes. Il a écrit un personnage magnifique. À ce moment-là, il me connaissait aussi beaucoup mieux. Et ça, c’était… franchement un peu intimidant – parce qu’il voyait vraiment qui j’étais. Les bons côtés et les moins bons. Et il avait une idée plus précise de ce dont j’étais capable. Il avait envie d’écrire quelque chose d’encore plus complexe pour moi. Et ça, c’est un peu effrayant, mais aussi fantastique.

Si vous deviez écrire la biographie d’un lieu – comme Nora le fait lorsqu’elle est enfant à travers une rédaction pour l’école –, lequel choisiriez-vous ?
Je dirais… Oslo. J’ai un lien très fort avec cette ville. En fait, j’ai grandi dans un endroit vraiment petit [Renate Reinsve est née en 1987 à Solbergelva, au sud d’Oslo, ndlr], et je crois que je me suis toujours sentie… différente. J’avais des centres d’intérêt très précis – le cinéma, l’art – et, à la campagne, ce n’était pas vraiment valorisé. Mais, quand je suis arrivée à Oslo, j’ai eu l’impression de trouver ma place, de rencontrer des gens qui me ressemblaient. Aujourd’hui, j’ai vécu plus longtemps ici que là où j’ai grandi. J’ai déménagé plusieurs fois, dans plein de quartiers différents. Oslo compte énormément pour moi.
Que pensez-vous de la démarche du père de Nora dans le film – utiliser le cinéma, lui proposer de jouer dans un film, pour renouer avec elle ?
L’un des aspects les plus tristes de l’histoire, c’est que la seule manière dont Gustav [Stellan Skarsgård, ndlr] parvient à se connecter avec ses filles, c’est à travers son art. Il a beaucoup de mal à communiquer avec elles, à les comprendre de façon directe. Mais, à travers un film, il peut établir un lien, il accède à quelque chose de plus profond. C’est le cas de beaucoup de gens qui travaillent dans le cinéma, ou dans n’importe quel domaine créatif, en fait. Parfois, il y a des choses qu’on ne sait pas exprimer avec des mots. Mais on peut les dire à travers son inconscient, une histoire. Et je crois que c’est une manière incroyablement forte de communiquer.

Si vous deviez reconnecter avec quelqu’un à travers une œuvre d’art, laquelle choisiriez-vous ?
En fait, j’ai emmené toute ma famille voir Valeur sentimentale à Cannes. Et on n’en a pas vraiment parlé après, mais quelque chose a changé. Il y a eu comme un déplacement – une sensation, ou une dynamique différente qui s’est installée entre nous. Je ne sais même pas encore comment le formuler. Mais, oui, il s’est passé quelque chose.
Dans le film, comme Nora refuse le rôle que Gustav a écrit pour elle, il le propose finalement à une actrice américaine, jouée par Elle Fanning. Comment avez-vous fait sentir l’écart de jeu entre vos deux personnages ?
La principale différence entre le personnage d’Elle et le mien, c’est qu’elles viennent de cultures différentes. Le regard qu’on porte sur le monde varie selon la culture, ça influence la façon dont un personnage est perçu, dont il se comporte. Nora est une actrice norvégienne, elle vient du même endroit que Gustav, même de la même famille. Elle a traversé certaines choses qu’il évoque. Rachel, elle, ne les a pas vécues, et se trouve comme bloquée. En tant qu’actrice, on ne peut aller aussi loin dans un personnage que ce que notre expérience et notre compréhension nous permettent. Si on accepte d’aller vers quelque chose de très proche de soi – ce qui peut être douloureux –, alors on peut aller loin.
● ● À LIRE AUSSI ● ● Inga Ibsdotter Lilleaas : « ‘Valeur sentimentale’ peut nous aider à nous faire ressentir autrement »
Avez-vous besoin d’un lien très fort avec un personnage pour accepter un rôle ?
Je pense que oui. On ne peut aller que là où ce lien nous mène. C’est un peu comme une relation, une histoire amoureuse. Si la connexion s’arrête à un certain niveau, alors c’est la limite de la relation. On ne peut pas aller plus loin. Plus on se comprend, plus on peut communiquer au-delà des mots, plus le lien devient profond. Pour moi, cette connexion est importante. Mais j’ai entendu Sandra Hüller dire quelque chose de très intéressant à propos de son rôle dans La Zone d’intérêt [de Jonathan Glazer, 2024. Sandra Hüller incarne Hedwig Höss, l’épouse du commandant nazi du camp d’Auschwitz, ndlr]. Elle disait qu’elle n’avait pas eu besoin d’y aller avec le cœur – juste avec le corps. Je ne l’ai jamais expérimenté, mais j’ai trouvé ça vraiment fascinant.
Il y a une scène très marquante dans laquelle Nora panique avant d’entrer en scène. Avez-vous déjà ressenti des émotions aussi intenses avant une audition, une performance ?
En fait… non. Je n’ai jamais vécu ça. J’adore jouer la panique. J’adore jouer la nervosité. J’aime vraiment explorer ces émotions-là. Mais, personnellement, je me sens très calme.
Valeur sentimentale de Joachim Trier (Memento Distribution, 2h13), sortie le 20 août