Radu Jude : « J’essaie de faire les choses sans trop les théoriser »

Après une rétrospective inédite au FIDMarseille, l’œuvre dense et protéiforme de Radu Jude est montrée en intégralité à mk2 × Centre Pompidou – pendant la fermeture du Centre Pompidou pour rénovation, les cinémas du musée et la Cinémathèque du documentaire de la Bpi s’installent au mk2 Bibliothèque (entrée BnF). Au FID, on est revenu avec le cinéaste roumain sur sa « non-méthode » et sa filmographie irrévérencieuse et punk.


Radu Jude
Radu Jude

Votre travail a été mis à l’honneur à travers une rétrospective au FIDMarseille et maintenant à Paris avec le Centre Pompidou. Qu’est-ce que cela vous fait ?

Ça provoque un sentiment de gêne absolue parce que je ne considère pas avoir une valeur suffisante pour mériter une telle attention. Psychologiquement, j’ai réussi à dépasser ce sentiment et à être reconnaissant en me disant : « C’est leur proposition, c’est leur responsabilité, je ne suis pas coupable de ça. » Dans le même temps, si j’essaie d’être un peu plus lucide, peut-être que je ne trouve pas ça totalement injustifié, non pas en ce qui concerne la soi-disant qualité de mon œuvre, mais en ce qui concerne la diversité et la curiosité qui s’expriment dans mes films. C’est une question dont moi-même je n’étais pas très conscient, car j’essaie de faire les choses sans trop les théoriser. Il y a des cinéastes roumains plus doués que moi, mais qui vont dans une seule et même direction. Leur qualité est plus grande, mais leur diversité est moindre.

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Cette diversité des formes s’exprime dans votre filmographie mais aussi à l’intérieur de vos films, qui charrient des régimes d’images différents, comme des collages. Cette cohabitation, n’est-ce pas aussi un idéal artistique et politique qui vise à abolir ce qui fait une bonne et une mauvaise image ?

Oui, il y a de ça. Comme je suis un élève de la Nouvelle Vague, que beaucoup de choses dans l’avant-garde française ou américaine m’intéressent, toutes mes propositions artistiques sont liées à la production. Il ne s’agit pas de dire « ça c’est mon sujet, ça c’est mon film rêvé ». Il s’agit plus de questions pratiques, d’essayer de faire un film et, si ce n’est pas possible, d’utiliser d’autres outils. Je trouve ça très inspirant pour un pays avec des problèmes sociaux, économiques, comme la Roumanie. J’ai l’impression de résoudre les problèmes esthétiques à travers la production de mes films. Dans mon cas, il s’agit aussi d’une incapacité à trouver une seule voie. Quand on regarde un film de Frederick Wiseman, on reconnaît son œuvre, il a sa méthode. Même chose pour Robert Bresson. Moi, je n’en ai aucune. Le thème de l’histoire a été central chez moi dans quelques films, mais c’est seulement une question très personnelle, liée aux gens de ma génération et à la révolution roumaine.

Bad Luck Banging
Bad Luck Banging or Loony Porn de Radu Jude © Météore Films

Votre film Bad Luck Banging or Loony Porn (2021) est sous-titré « esquisse pour un film populaire ». Dans le terme « esquisse », il y a cette idée d’inachevé et de mouvement perpétuel. N’est-ce pas là votre méthode ?

Oui, de plus en plus. Cette idée de l’esquisse existe en peinture, en littérature, mais pas vraiment au cinéma. Le cinéma doit avoir des œuvres finies. Il y a un très bel article de Nicole Brenez sur l’esquisse, qui analyse l’œuvre de Jean-Luc Godard, de Marcel Hanoun, de Jonas Mekas. J’ai aussi été influencé par un texte d’André Malraux dans lequel il parle d’Eugène Delacroix, qui gardait ses esquisses. Quand je l’ai lu, je me suis dit que je ne pouvais peut-être pas esquisser un film, mais le laisser ouvert, oui. Cela donne des films qui ont sans doute moins de succès, mais qui s’ouvrent vers d’autres directions. C’est la leçon de Godard, de certaines de ses œuvres qui s’enrichissent à chaque lecture.

« Il y a des gens créatifs sur TikTok. C’est parfois plus riche que beaucoup de films »

C’est aussi ce que vous faites dans N’attendez pas trop de la fin du monde, en faisant des arrêts sur des plans d’un film roumain des années 1980 (Angela poursuit sa route de Lucian Bratu). Il y a cette idée que chaque image en recouvre d’autres…

Oui, c’est une chose qui vient pour moi de l’étude de ce qu’on nomme l’avant-garde historique. On vit dans un monde où les moyens d’enregistrement d’images se sont multipliés. Mais la plupart des gens qui travaillent dans l’industrie acceptent certaines technologies et en rejettent d’autres. Je trouve qu’il y a une forme d’hypocrisie. J’ai réalisé mes deux derniers films à l’iPhone 15, sans objectif ajouté, et je trouvais que le rendu et le niveau technique étaient très bons. Pour Dracula [présenté en compétition à Locarno en août et en salles le 15 octobre, ndlr], on a testé des petites caméras RED, des GoPro. À la fin, à notre grande surprise, l’image d’iPhone projetée sur un grand écran collait à ce qui nous intéressait. C’était aussi la moins chère des caméras et j’aimais le grain de l’image la nuit, dans les rues. Après quelques résistances, nous avons décidé de faire comme ça. Pour beaucoup de gens de l’industrie, ce n’est pas acceptable.

C’est la même chose avec les images amateurs, vernaculaires, que l’on trouve sur Instagram ou sur TikTok, parfois c’est n’importe quoi, mais, d’autres fois, c’est une forme de cinéma très intéressante, primitive. Il y a des gens créatifs. Je trouve ça parfois plus perturbant, riche, inspirant, plus connecté à la société que beaucoup de films. J’enseigne à Cluj, en Roumanie, et je réponds souvent aux étudiants qui me disent qu’ils n’ont pas les moyens de faire des films qu’ils ont un téléphone dans leur poche. Dans les années 1960, déjà, Éric Rohmer tournait des films en 16 mm. Aujourd’hui, il y a énormément d’outils pour s’exprimer, mais le problème c’est que la plupart d’entre nous ne rêvent que d’un prix à Berlin, à Cannes ou d’un Oscar. C’est à cause de ça que les gens préfèrent attendre trois, quatre, dix ans avant de tourner pour réaliser un chef-d’œuvre.

Locarno 2025
Dracula de Radu Jude © Météore Films

La rétrospective de votre œuvre permet de constater à quel point vous tournez beaucoup (vingt-huit films sur une vingtaine d’années de carrière). Cette hyperactivité vous permet-­elle justement de ne pas vous enliser dans ce type de considérations ?

Oui, et il est plus facile, pour moi, de faire trois films qu’un seul. Ça me permet de trouver des idées d’un film à l’autre, de ne pas avoir ce sentiment terrible que, si j’en rate un, ma vie est finie. Aucun de mes films n’est le film de ma vie. Entre cette année et l’année prochaine, j’ai trois projets. Si le premier n’est pas bon, peut-être que le deuxième sera meilleur. Ça me libère d’une certaine pression. J’ai réalisé beaucoup de films courts, ce qui me permet d’expérimenter des choses avec plus de légèreté que sur un long. Dans Les Potemkinistes, je mélange des images du Cuirassé Potemkine [de Sergueï Eisenstein, 1926, ndlr]. C’est là que l’idée m’est venue de mélanger un film ancien roumain dans N’attendez pas trop de la fin du monde. Le court m’a donné confiance.

Kontinental ’25 de Radu Jude, Météore Films (1 h 49), sortie le 24 septembre

« Cinéaste intranquille », rétrospective intégrale de Radu Jude, au mk2 Bibliothèque × Centre Pompidou, du 23 septembre au 11 octobre