
Comment est né ce partenariat avec la Semaine de la Critique et l’idée d’un Grand Prix AMI pour soutenir la jeune création ?
La discussion autour de ce projet a dû commencer il y a deux ans. Tout ça est né, je crois, d’un respect mutuel entre nos deux univers. AMI soutient depuis ses débuts la jeunesse, l’authenticité et la liberté de création, et la Semaine de la Critique incarne ces valeurs-là dans le cinéma. Je pense qu’on partage cette même énergie qui a mené à la création du Grand Prix AMI. Ça me paraît dingue quand j’y pense. Mais je trouve que tout ça fait vraiment sens. Déjà par rapport à mon histoire, mon parcours, comment les choses se sont mises en place dans le temps [le créateur a lancé AMI en 2010, après être passé chez Dior et Givenchy. Une success story basée sur un vestiaire basique, loin de la course à l’originalité, mais singulier dans son approche d’une élégance simple, ndlr]. Je suis très excité et très intimidé aussi, pour être honnête.
D’où vous vient votre passion pour le septième art ?
Je pense que ça vient de l’enfance, évidemment. Je suis né dans les années 1980 en Normandie. J’ai grandi avec les films du dimanche soir qui passaient à la télé. C’était comme une fenêtre sur le monde. Le cinéma a toujours été un rêve éveillé pour moi, un miroir sur l’extérieur. J’étais à la campagne, il n’y avait rien. Il y avait un cinéma à Gisors, dans la petite ville à côté de là où j’ai grandi, qui s’appelait Jour de fête. Il y avait deux ou trois séances par semaine. Les films que j’ai vus là m’ont appris, peut-être inconsciemment, la beauté des émotions, la mise en scène. Ça m’a appris à sentir, à rêver et ça m’a donné aussi des clés pour raconter des histoires. C’est ce qu’on fait quand on est créateur de mode. Je ne suis pas cinéphile. C’est quelque chose que j’admets volontiers. J’essaie d’être très instinctif. Je n’essaie pas de me construire une certaine cinéphilie pointue. Mes souvenirs de cinéma sont en fait assez populaires. Ce sont des films comme Jurassic Park, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain et Titanic, qui a été un choc à 17 ans pour moi, au moment de sa sortie. Il y a aussi Le Roi et l’Oiseau et les Disney. Quand j’étais gamin, j’adorais les Disney.
La marque AMI entretient depuis longtemps un lien avec le cinéma, notamment à travers le casting de vos défilés pour lesquels on a pu voir défiler Charlotte Rampling, Diane Kruger, Laetitia Casta ou Isabelle Adjani. On a vu aussi Whoopi Goldberg au premier rang de votre dernier show. En quoi les acteur·ice·s vous inspirent dans votre travail de mode ? Comment le cinéma infuse-t-il dans vos créations ?
D’abord, quand des actrices comme Charlotte Rampling, Laetitia Casta ou Isabelle Adjani défilent pour moi, ça n’est plus un simple défilé. Les acteurs incarnent, transforment et racontent une histoire. C’est quelque chose de très différent du mannequinat. Ils ne sont pas là en tant que mannequins, ils sont déjà dans un rôle. D’ailleurs, quand on a fait défiler Vincent Cassel, chose qu’il avait déjà faite il y a longtemps pour la marque Comme des Garçons, étonnamment, au moment de rentrer sur le catwalk, il a été intimidé, il a eu le trac. Il a dû jouer le rôle de Vincent Cassel qui défile pour AMI. C’était très intéressant. Et je pense que la mode, comme le cinéma, sont des métiers de la mise en scène, du jeu et de l’émotion.
Je collabore en ce moment avec une réalisatrice française [dont le nom est tenu secret, ndlr] sur un projet filmique, comme une sorte de feuilleton d’été dans la veine de la série Les Yeux d’Hélène [mini-série diffusée en 1994 sur TF1 avec Mireille Darc, qui raconte le destin d’Hélène, de la série Les Coeurs Brûlés, alors devenue aveugle ndlr]. Ce sera quelque chose de poétique, doux, très léger et très frais, qu’on réitèrera chaque année avec un réalisateur ou une réalisatrice différent·e. Une sorte de carte blanche où il n’est pas question de fringues, mais d’un vrai projet à part, imaginé en collaboration avec la marque.

Vous avez aussi réalisé des costumes pour le cinéma, notamment pour le film La Bête de Bertrand Bonello. Quels défis s’imposent lorsqu’on est un créateur comme vous et qu’on travaille au service d’un metteur en scène et d’un personnage?
Pour La Bête, nous étions d’abord coproducteurs du film. Et puis il y a eu cette opportunité en dernière minute de dessiner les costumes d’une des périodes du film, à savoir le futur. Ça a été très rapide. La préparation a débuté fin juillet pour un tournage qui commençait début septembre. Créer dans ces conditions a été un vrai exercice d’humilité. Il faut créer pour un personnage, comprendre ce qu’il vit, ce qu’il ressent. On ne dessine pas pour une silhouette mais pour une histoire, c’est une autre forme d’expression, de beauté. C’était un exercice délicat. Si c’était à refaire, je me souhaiterais d’avoir un peu plus de temps, honnêtement.
La création de commande n’est pas ce que je préfère. J’aime les vêtements de la réalité. La mode d’AMI, c’est quelque chose pour tous les jours. C’est très différent de créer spécialement pour le théâtre ou le cinéma. On prête cependant souvent des vêtements pour les films. Par exemple, on a prêté pas mal de fringues pour Enzo, le film de Laurent Cantet réalisé par Robin Campillo, qui fera l’ouverture de la Quinzaine des cinéastes, et qu’on a aussi coproduit. On a habillé Eloy [Pohu, ndlr] qui joue le rôle d’Enzo, mais aussi Élodie Bouchez et les autres acteurs. Le film est contemporain, donc mon travail s’inscrivait très bien là-dedans.
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Qu’est-ce qui vous a poussé dans l’aventure de la production ?
Ça s’est fait aussi un peu par hasard. Ça n’était pas une ambition stratégique comme l’ont fait d’autres maisons. C’était très instinctif. Produire venait d’une envie de soutenir des projets qui nous plaisent et nous bouleversent. C’est comme ça que je veux continuer dans cette voie. Je reçois maintenant des scénarios. On me parle de projets, on m’appelle pour des trucs. Mais il n’y a pas de volonté qu’AMI devienne une maison de production de cinéma. L’idée est plutôt de soutenir des projets artistiques en tous genres, avec une appétence, bien évidemment, pour le cinéma.
Vous vous êtes déjà confié sur votre envie de passer à la réalisation. Vous avez notamment mis en scène l’année dernière le clip de la chanson « Où tu ne m’attendais pas » d’Isabelle Adjani. La première pierre d’un projet plus grand, d’une envie de long métrage ?
C’est drôle parce que c’était seulement le deuxième clip d’Isabelle. Le premier, c’était pour Pull Marine de Gainsbourg, réalisé par Luc Besson [en 1984, ndlr]. Et le deuxième c’était pour cette chanson, un duo avec Christophe qui venait de mourir. Ça a été à la fois une grande responsabilité pour moi et un vrai cadeau. Isabelle est quelqu’un que j’aime énormément, une personne très tendre et très intelligente, avec qui j’ai développé une très belle relation. Je suis sûr qu’on va continuer à faire des choses ensemble dans le futur.
Réaliser est un rêve, en effet. J’ai plein d’images et d’histoires dans la tête. Je pense faire un film un jour, c’est certain, mais seulement si j’ai quelque chose de sincère à dire. La vie m’inspire beaucoup. Je ne crois pas être quelqu’un qui cherche à raconter une histoire de pure fiction. J’essaie de m’inspirer de la réalité, comme dans mon travail de créateur de mode. Tout ce qui m’arrive, tout ce que j’entends et tout ce que je vois, je le note. Je ne suis pas pressé, je prendrai mon temps, je saurai m’accompagner au moment venu.
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Isabelle Adjani pourrait-elle faire partie de ce projet ?
Vous savez, j’aime les films chorals. J’adore Huit Femmes de François Ozon qui est un film d’actrices [on y croise Catherine Deneuve, Isabelle Huppert, Fanny Ardant, Firmine Richard, Danielle Darrieux, Emmanuelle Béart, Virginie Ledoyen et Ludivine Sagnier, ndlr]. L’histoire est géniale [un huis-clos flamboyant et une intrigue à la Agatha Christie, qui se déroule dans les années 1950 et s’ouvre sur le meurtre d’un homme bourgeois. Parmi les huit femmes qui vivent dans sa maison, il y a forcément une coupable, ndlr]. Et ce que j’ai adoré dans ce film par-dessus tout, c’est de voir ces huit actrices formidables réunies sur un plateau. Ça me plairait bien de faire un film d’actrices, oui.
BONUS : LE QUESTIONNAIRE CINEPHILE D’ALEXANDRE MATTIUSSI
3 personnages de fiction pour vous décrire ?
Amélie Poulain, parce qu’elle regarde le monde avec douceur. C’est ce que j’essaie de faire dans mon travail. J’ai aussi eu l’occasion de rencontrer Audrey Tautou, qui a défilé pour moi au pied du Sacré-Cœur il y a près de trois ans. C’est drôle comme mon histoire de mode se lie très fortement avec les rencontres qui se sont faites, étonnamment, comme ça, dans ma vie. J’ai trouvé ça super de la rencontrer, de l’aimer encore plus fort que je ne l’avais aimée dans son personnage de fiction, et de la faire défiler. Ensuite, Peter Pan – peut-être celui du film Hook de Steven Spielberg [1992, ndlr] – pour sa naïveté. Et enfin un personnage de Call Me By Your Name [Luca Guadagnino, 2018, ndlr]. Cette histoire d’amour me touche vraiment. Les premiers désirs, les premiers émois de l’adolescence, des moments très doux comme ceux-là, ça me parle beaucoup.
3 films de jeunes cinéastes qui vous ont laissé bouche bée ?
Anatomie d’une chute de Justine Triet [2023, ndlr] – si elle est toujours une jeune cinéaste. Saint Omer d’Alice Diop [2022, ndlr] qui, pour moi, est un film important. Le Règne animal de Thomas Cailley [2023, ndlr], qui est un très bon film aussi. Il y a aussi Charlotte Wells, qui a réalisé Aftersun [2022, ndlr], d’une finesse assez rare, avec une mise en scène à fleur de peau, et une manière sensible de parler de l’enfance et de la nostalgie. Et, bien sûr, le film de Céline Sallette, Niki [2024, ndlr], sur l’artiste Niki de Saint Phalle avec Charlotte Le Bon, que j’ai coproduit. Une œuvre prometteuse, engagée, féminine et sensible à la complexité des trajectoires artistiques.
3 films ou séries mode à voir absolument ?
Le Talentueux Mr Ripley [d’Anthony Minghella, 2000, ndlr], qui est un très beau film et qui met en scène des personnages tirés à quatre épingles. Amore de Luca Guadagnino [2010, ndlr], un film de mode magnifique, avec des costumes imaginés par Raf Simons, qui était à l’époque à la tête de la marque Jil Sander. Et un grand classique : Qui êtes-vous, Polly Maggoo ? [de William Klein, 1966, ndlr]. Hyper efficace.
3 musiques de films à piquer pour un défilé ?
Il y a une musique que j’ai déjà utilisée pour mon défilé au Grand Palais, et que j’adore, qui s’appelle « Holy Wars » de Tuxedomoon. Il y a toute la bande-son de Drive [Nicolas Winding Refn, 2011, ndlr], qui est absolument géniale. Et j’ai envie de dire toute la musique de Max Richter [Le Congrès d’Ari Folman, 2019 ; Ad Astra de James Gray, 2015, ndlr], qui est d’une tragédie absolue et qui me va plutôt pas mal quand j’essaye de captiver mon auditoire avec des choses très dramatiques. J’aime beaucoup ça. Sinon, sur une note plus légère, il y a la musique de La dolce vita [Federico Fellini, 1960, ndlr] par Nino Rota.
3 films à mater entre amis ?
Soit Les Bronzés, parce que c’est vraiment rigolo. Soit The Grand Budapest Hotel, parce que c’est magique, comme du Jean-Pierre Jeunet ou du Michel Gondry. Pour moi, ces mecs-là sont des magiciens. Sinon Les Demoiselles de Rochefort de Jacques Demy, ou Les Parapluies de Cherbourg, des films-spectacles à la française.
Et si AMI devait être un film, lequel serait-il selon vous ?
Ça pourrait être à la fois Les Chansons d’amour de Christophe Honoré, pour sa choralité, et Les Parapluies de Cherbourg, une histoire d’amour en couleur avec de la mélancolie, de la tendresse et un peu de naïveté assumée. AMI, pour moi, c’est la vie, ça raconte la vie, ça doit dire toutes les émotions, ça doit montrer les joies et les peines. Ça doit refléter une certaine humanité et avoir un côté universel qu’ont ces classiques du cinéma.
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