DIVINE GANG · Jordan Brandao Rodrigues : « J’ai du mal à m’attacher aux personnages d’addicts dans les films »

Divine, c’était une drag-queen incendiaire, icône du cinéma de John Waters. Chaque mois, notre journaliste part à la rencontre d’artistes qui perpétuent son esprit trash, camp, féroce et glam.


Jordan Brandao Rodrigues (c) DR
Jordan Brandao Rodrigues (c) DR

Il nous apporte un livre vieilli, intitulé Drogue ou liberté, trouvé un jour dans la rue : «Pour la blague, j’ai dit à mes amis que j’avais choisi les deux. » Jordan Brandao Rodrigues, 30 ans, a une dégaine emo à la Tate Langdon, ce personnage dark de la série American Horror Story qu’il adorait plus jeune. Au moment d’écrire Je pars crever (2024), fiévreux court métrage sur l’errance d’un jeune homme après une overdose liée au chemsex, inspiré de sa propre histoire, il s’est mis à feuilleter ce bouquin jauni. « Ça raconte des parcours d’addicts en hôpital. Ce qui en ressort, c’est la solitude, que l’on soit entouré ou non. »

Le titre de son film, qu’il compte prolonger en long métrage, annonce une fuite en avant. Il affiche aussi un rictus de défi, le même que porte le héros émergeant du black-out, face à la stigmatisation d’ambulanciers qui lui demandent : « Tu faisais quoi avec autant de garçons ? Tu les as tous sucés ? » Pour le cinéaste, « il est tellement habitué à la violence des hommes que ces questions malsaines lui paraissent normales. » Rugueux, emporté, Je pars crever est traversé par une forme d’inapaisement, par un sentiment d’urgence qui confronte et bouleverse. « J’ai du mal à m’attacher aux personnages d’addicts dans les films, parce qu’ils n’existent que par le prisme de leurs addictions. Je ne voulais pas qu’on dise “ah ! le pauvre”, “ah ! c’est horrible”. Je trouve ça déshumanisant. »

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Dans l’euphorie speed de cet anti-Requiem for a Dream percent la douceur, la sensibilité du regard de Jordan Brandao Rodrigues sur ses amis. Une famille queer qu’il célèbre dès son premier court autofictionnel, Vaginette Club (2021), home movie dans lequel il filme sa bande avec une petite caméra, ancré dans un quotidien loin des représentations sensationnalistes des travailleurs et travailleuses du sexe, et qui n’a pas peur de faire coexister lyrisme profond et potache hardcore. «Le travail du sexe est un travail. Et il y a des personnes qui arrivent à le gérer très bien : c’est important de le montrer de manière drôle, décomplexée. » On y croise le cinéaste Mathieu Morel, qui avait donné le rôle principal à Brandao Rodrigues de son sublime Aussi fort que tu peux (2019) et qui l’a beaucoup épaulé lorsqu’il a candidaté pour intégrer La Résidence de La Fémis – un cursus adressé aux personnes issues de milieux a priori éloignés du cinéma, grâce auquel on a découvert son film. « Je me suis barré de Tourcoing à 18 ans, et l’art ça me paraissait loin, même si j’ai toujours raconté des histoires. Au départ, je suis devenu comédien parce que je savais bien mentir. »

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Autre pilier de son gang, sa meilleure amie et coloc, l’incroyable comédienne et chanteuse Flodd Leleu (aka Madeleine Flamboyante sur la scène du cabaret Madame Arthur) à laquelle il consacre un fascinant documentaire, Madeleine en tournante (2024), dans lequel il suit son chemin d’affirmation, parallèle au sien. «Avant, je n’avais aucune conscience de ce que c’était de s’aimer soi-même, de respecter son corps et sa santé mentale. Maintenant, j’ai peur de la mort, là où avant je n’en avais rien à foutre. » Dans une scène soufflante, sa caméra hypnotisée filme Flodd reprendre une chanson paillarde enjouée comme pour l’infiltrer et la faire imploser, pour contrer sa violence grossophobe. Il y a de ça dans le cinéma précieux de Jordan Brandao Rodrigues, l’idée d’embrasser crânement, d’aller au-devant, de prendre à revers ce qu’il y a de plus sombre.