
« Manifestement, Docteur, vous n’avez jamais été une fille de 13 ans », rétorque Cecilia Lisbon au médecin qui lui demande ce qui a bien pu la pousser à tenter de se suicider. Ces mots, qui bordent l’ouverture du film de Sofia Coppola, ont marqué des générations entières. Quand la réalisatrice se lance en 1994 dans l’adaptation du roman The Virgin Suicides de Jeffrey Eugenides, elle est loin d’être la première à traiter de l’adolescence au cinéma ; le genre du teen movie a le vent en poupe depuis les années 1970, et à l’époque de Virgin Suicides, il est en plein âge d’or.

Très vite pourtant, Virgin Suicides, récit du destin tragique de cinq sœurs adolescentes dans une ville américaine tranquille pendant les années 1970, sort du lot. Son atmosphère mortifère tranche avec la légèreté de Grease ou de Pretty in Pink (Rose Bonbon en VF), les grands succès des années 1980. Comme La fureur de vivre ou The Breakfast Club avant lui, le film de Coppola postule que l’adolescence n’est pas un sujet humoristique, mais un royaume tortueux, dont les adultes n’ont pas la clé. En choisissant de se concentrer sur le parcours de cinq héroïnes à la grâce presque mystique, Sofia Coppola rompt aussi avec une époque où le temps d’écran des jeunes filles est réduit, et l’écriture de leurs personnages caricaturale voire sexiste. Pour les spectatrices, c’est une reconnaissance inédite de leur complexité émotionnelle, et un miroir tendu à leur intériorité, aussi sombre soit-elle.

Une esthétique du mal-être au féminin
« La mort d’une belle femme est, sans aucun doute, le sujet le plus poétique du monde », écrivait Edgar Allan Poe en 1846 dans La Genèse d’un Poème. Virgin Suicides emprunte aux romantiques du XIXème siècle l’idée que la souffrance est source de beauté ; comme les poètes avant elle, Sofia Coppola s’emploie à élever l’ordinaire au rang du sublime, grâce à une cinématographie soignée et délicate, dont le kitsch éthéré dissimule la noirceur. Le charme mélancolique et virginal des sœurs Lisbon, aux prénoms quasi bibliques, n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui d’autres grandes héroïnes littéraires aux pulsions suicidaires, comme Ophélie et sa noyade ambivalente dans Hamlet.
Néanmoins, Sofia Coppola ouvre aussi une nouvelle ère dans la représentation de la souffrance féminine. En s’intéressant à des adolescentes américaines de classe moyenne, la réalisatrice adapte l’esthétique romantique à l’american dream de banlieue, la rapprochant ainsi du quotidien des spectatrices, alors même que le suicide chez les adolescents connaît une augmentation sans précédent depuis les années 1950. Nous sommes invitées à pénétrer dans l’intimité des sœurs Lisbons et dans leurs chambres, transformées en autels modernes, où se côtoient des produits de maquillage et des crucifix ; la noble amoureuse d’antan est devenue une prom queen et, à première vue, ses préoccupations – un amour déçu, des disques de rock confisqués par les parents, le bal de fin d’année – sont aussi les nôtres. La mélancolie comme identité secrète semble plus accessible, plus désirable et plus troublante que jamais.
Des soeurs Lisbon aux Tumblr girls
Depuis Virgin Suicides, la fascination pour les jeunes filles – blanches, minces et belles- qui vont mal n’a cessé de croître. Dans les années 2000, la Manic Pixie Dream Girl (l’amoureuse délurée et séduisante des romcoms) a souvent des pulsions autodestructrices, comme Clementine dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004) ou Penny, la groupie torturée de Presque célèbre (2001). Les tourments de Cassie et Effy, les deux héroïnes de Skins, ont été élevées au rang de religion par la plateforme Tumblr. Ces dernières ont depuis été remplacées par la sad girl des années 2020, incarnée par les personnages dépressifs d’Euphoria ou de Normal People, et biberonnés à Lana Del Rey ou à Sylvia Plath.

Pour les critiques de cinéma, l’influence de Sofia Coppola sur cette obsession culturelle est indéniable. « Si elle n’a pas inventé l’idée de la sad girl, [Coppola] l’a élevée au statut d’icône », note Emily Yoshida dans le New-York Times. Vingt-cinq ans après sa sortie du, le spectre de Virgin Suicides continue de planer sur nos imaginaires, en témoignent la sortie d’un livre consacré aux célèbres photos du tournage prises par Corinne Day, ou la rediffusion du film cet été au Festival Paradiso. « Une grande partie de notre pop culture est dominée par le spectacle des belles jeunes filles mortes », remarquait ainsi l’autrice et professeure de littérature Clare Clarke dans l’Irish Times. Serait-on sur le point de verser dans la morbidité ?
Le pouvoir de la sad girl
Comme les soeurs Lisbon, racontées par le prisme du regard masculin, les adolescentes torturées du cinéma menacent souvent de se transformer en beaux objets passifs et privilégiés – car « c’est un privilège d’être blasé », rappelle Emily Yoshida. Pourtant, le mal-être féminin, dans toute son inertie, peut aussi s’avérer subversif. « Je crois que c’est très important de reconnaître et de proposer une alternative à l’injonction actuelle d’hyper-positivité du féminisme », expliquait ainsi l’artiste américaine Audrey Wollen à propos du phénomène de la sad girl. « Ce n’est pas vraiment cool ou fun d’être une fille. L’autodestruction de la sad girl, aussi silencieuse ou banale soit-elle, est une stratégie (…) pour rendre visible et viscérale la violence que nous avons intériorisée. »

Rue (incarnée par Zendaya) dans Euphoria (2019-…)
Pour Anna Backman Rogers, autrice de Sofia Coppola. The Politics of Visual Pleasure (2018), les images léchées de Virgin Suicides s’inscrivent dans cette tendance. « Virgin Suicides est un film qui se repaît de belles surfaces, mais qui travaille à subvertir ces surfaces, et à en révéler toute la fragilité, la fausseté et le mensonge », analyse-t-elle. Selon elle, cette tension serait la raison pour laquelle nous revenons inlassablement au film, incapables de détourner le regard, comme face à un film d’horreur. « Contrairement à Poe, nous ne pensons pas que la mort de jeunes et belles femmes soit le sujet le plus poétique du monde, mais plutôt une partie laide de notre réalité que nous ne pouvons ignorer », concluait Clare Clarke. « Il est de notre devoir de ne pas détourner les yeux des jeunes filles mortes. Nous leur devons notre attention la plus féroce et la plus aiguisée. »
: Virgin Suicides de Sofia Coppola, projeté en présence de la réalisatrice au Festival Cinéma Paradiso le 2 juillet, dans la Cour carrée du Louvre. Toutes les informations sont disponibles ici.