Décryptage : les accents au cinéma

Cent trente ans se sont écoulés depuis la naissance de Marcel Pagnol, à Aubagne. Célébré avec la restauration de « Merlusse » (1935), qui ressort en salles fin juillet, et dans un film d’animation prévu pour octobre, Pagnol, c’est surtout l’accent provençal et le parler du Sud. Mais au cinéma, qu’il soit marseillais, martiniquais ou ch’ti, l’accent peine à se faire entendre, malgré les récits régionaux qui y résonnent.


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"Vingt Dieux" de Louise Courvoisier © Les Films du Losange

Dans le plus vieux lycée de Marseille, un groupe d’adolescents est contraint de fêter le réveillon de Noël aux côtés de Blanchard, un pion borgne à l’allure sévère surnommé Merlusse pour son odeur de morue. Sorti pour la première fois en 1935, Merlusse est tourné dans l’établissement scolaire où le réalisateur Marcel Pagnol a passé son enfance. Restauré pour une ressortie en salles fin juillet, le film met en scène des lycéens provençaux, une identité qui accompagne chacun de leur dialogue.

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En prêtant l’oreille à cet accent du Sud mis à l’honneur dans les créations de Marcel Pagnol, c’est toute une langue qui se fait entendre : le provençal. Après la Révolution française et la victoire des jacobins, la centralisation de la France passe par la mise en place d’une langue unique dans tout le territoire : « La langue française, c’est-à-dire celle de la région parisienne et du pouvoir royal, va être utilisée comme un moyen d’unification de la nation », nous précise le sociolinguiste Philippe Blanchet.

Le français se déploie en plusieurs temps dans le pays, la transmission des langues régionales se raréfie, et les accents en deviennent les derniers témoins : « Les gens apprennent le français comme une deuxième langue, en le colorant avec la prononciation de leur langue première, ce qui donne naissance à ce qu’on appelle les accents régionaux », explique l’expert. Indissociable des langues, l’accent n’est pas une notion scientifique, mais le fait de prononcer différemment d’une prononciation de référence, « soit de type standardisé – historiquement, la prononciation du français par les classes supérieures parisiennes –, soit en prenant la prononciation de sa propre communauté comme repère ».

Le cinéma n’échappe pas à cette uniformisation, et l’accent parisien bourgeois devient peu à peu le neutre qui domine le paysage cinématographique. Une fausse neutralité qui peut entacher certains aspects d’un personnage. Dans le téléfilm Olympe, une femme dans la Révolution de Mathieu Busson et Julie Gayet (2024), alors que la féministe du xviiie siècle avait dans la réalité un accent occitan, l’actrice qui l’incarne, Julie Gayet, a décidé de ne pas essayer de l’imiter, notamment pour « montrer l’universalité d’Olympe de Gouges » (selon ce qu’elle a déclaré à La Dépêche du Midi). Une notion d’universalité qui laisse peu de place aux prononciations non parisiennes, restreignant alors l’accent à un « particularisme », comme le souligne Philippe Blanchet.

Marcel et Monsieur Pagnol
© Wild Bunch Distribution

D’autres se risquent à l’imitation, comme l’acteur parisien Laurent Lafitte, qui interprète la voix de Marcel Pagnol dans le film d’animation de Sylvain Chomet Marcel et Monsieur Pagnol (en salles le 15 octobre). Une scène relate d’ailleurs les incertitudes du réalisateur provençal lorsqu’il met en scène sa pièce de théâtre Marius, en 1929. Malgré ses doutes quant au fait que la pièce fonctionne à Paris à cause des accents du Sud des personnages, elle sera pourtant un succès à Marseille comme à la capitale et deviendra son premier texte adapté en film, en 1931.

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Bienvenue chez les Chtis
« Bienvenue chez les Ch’tis » de Dany Boon © Pathé Distribution

MIS EN BOÎTE

Dans les années 1930 et 1950, quelques acteurs portent à l’écran des accents, comme le Normand Bourvil ou encore Arletty et Jean Gabin avec la gouaille populaire des titis parisiens. Parmi les acteurs phares de Marcel Pagnol, Raimu et Fernandel s’imposent comme les représentants des accents du Sud-Est, respectivement toulonnais et marseillais. Malgré un répertoire varié, leurs accents restent associés au registre comique ou au « provincial » benêt. Être enfermé dans un seul rôle devient alors le fardeau de ceux qui portent un accent. Marqueur social et géographique, celui-ci peut servir à souligner les oppositions entre les personnages et à « faciliter la compréhension scénaristique d’un film », indique Martin Barnier, historien du cinéma. Dans Bienvenue chez les Ch’tis de Dany Boon (2008), succès au box-office national qui fera connaître l’accent du Nord, c’est la classe travailleuse et prolétaire de cette région qui est audible. « Il y a un ensemble d’éléments sociaux associés aux accents : celui dit “de banlieue” va être associé au chômage et à des conditions de vie dures, quand celui du XVIe arrondissement marque un mépris pour les classes inférieures », précise Martin Barnier.

Lié à la perception sociale des identités, l’accent « neutre » va plutôt être celui des personnages issus de quartiers plus favorisés ou ayant fait des études. Pour les accents des régions ultramarines, la généralisation du français parfois plus tardive et le contexte colonial impactent leur traitement au cinéma.

David Mars, scénariste guadeloupéen et membre de l’Association des jeunes ultramarins pour le cinéma et l’audiovisuel (AJUCA), cofondée par Orana Larthomas, prend le cas des Antillais à qui on prête un accent commun : « Les Guadeloupéens et les Martiniquais ne s’expriment pas pareil, l’accent dit “antillais” n’existe pas, c’est complètement fantasmé. » Le réalisateur Germain Le Carpentier témoigne de cet amalgame : « Enfant, quand j’ai découvert Rue Cases-Nègres d’Euzhan Palcy, film ultramarin et martiniquais de 1983, j’ai souvent entendu de la bouche d’adultes que tous les Antillais parlaient comme les personnages. »

Rue cases negres
« Rue Cases-Nègres » d’Euzhan Palcy© Carlotta Films

Du côté de l’océan Indien, le cinéaste relate des remarques similaires. Dans son premier film tourné à Mayotte, le court métrage Laka (2024), ses acteurs ont été comparés à ceux du film Saint Omer d’Alice Diop (2022). Pour lui, c’est du « racisme ordinaire, dans le sens “tous les Noirs parlent pareil” ». Dans le cas des Ultramarins, le passé colonial a un rôle important. « Pendant le Bumidom [Bureau pour le développement des migrations intéressant les départements d’outre-mer, un dispositif mis en place par l’État français à partir de 1963, ndlr], on a fait venir dans l’Hexagone des Antillais et des Réunionnais en leur faisant croire, par exemple, à des carrières de professeur, et ils se sont finalement retrouvés avec des emplois moins valorisés, comme femme de ménage ou employé de poste », détaille David Mars. Le scénariste regrette le manque de personnages antillais sortant de ces seules représentations.

Philippe Blanchet parle d’un phénomène découlant de la glottophobie, désignant « les personnes qui subissent des stigmatisations et des discriminations soit parce qu’elles parlent une langue qu’on leur refuse de parler, comme une langue régionale, soit parce qu’elles utilisent une variété péjorée de la même langue, comme parler le français avec un accent ». L’expert souligne l’importance de reconnaître ces discriminations comme des enjeux sociétaux : « Ce n’est pas une question linguistique, mais bien sociale, juridique et politique. Ce sont les personnes qui sont victimes des discriminations, et pas les langues ou les accents. »

vingt dieux
« Vingt Dieux » de © Les Films du Losange

METTRE L’ACCENT

Si Marcel Pagnol a donné aux populations du bord méditerranéen des films complexes et loin des clichés avec, notamment, la trilogie Marius, Fanny (1932) et César (1936), quelques films récents s’attellent, eux aussi, à offrir des récits plus diversifiés sur les accents. Parmi eux, Bruno Reidal de Vincent Le Port (2022), qui montre qu’un accent du Cantal n’enlève rien aux frissons d’un thriller, Zion de Nelson Foix (2025), un drame social guadeloupéen, ou Vingt Dieux (2024), pour lequel la réalisatrice jurassienne Louise Courvoisier avait la volonté explicite de faire entendre l’accent franc-comtois. Et le succès suit ! Presque un million de spectateurs en France pour Vingt Dieux, ou encore 90 000 entrées aux Antilles et en Guyane pour Zion, témoignant d’une volonté de représentation après une forte invisibilisation.

Pour David Mars, faire retentir son accent est déjà une forme de prise de position : « C’est un acte militant, cela veut dire qu’on se montre de façon authentique sans se plier aux injonctions de l’industrie, qui sont de faire des films en français avec l’accent parisien, c’est revendiquer qui on est. » Fernandel exprimait ce rapport à l’accent en interprétant sur scène le poème L’Accent de Miguel Zamacoïs. Parmi les vers :

« Emporter avec soi son accent familier

C’est emporter un peu sa terre à ses souliers

Emporter son accent d’Auvergne ou de Bretagne

C’est emporter un peu sa lande ou sa montagne

[…]

C’est pour le malheureux à l’exil obligé

Le patois qui déteint sur les mots étrangers

Avoir l’accent enfin, c’est chaque fois qu’on cause

Parler de son pays en parlant d’autre chose. »

Merlusse de Marcel Pagnol, Carlotta Films (1 h 12), ressortie le 30 juillet