Cinéma indonésien : à l’aube d’une “Indonesian wave” ? 

Sur les plateformes, dans les festivals internationaux, le cinéma indonésien commence à percer. Est-il à attendre au tournant, comme le cinéma coréen il y a quelques années ? Alors qu’il est encore mis en lumière cette semaine au mk2 Bibliothèque (pour la rétrospective « Panorama du cinéma indonésien », organisé par la Cinémathèque française du 11 au 21 décembre), on publie le reportage de notre journaliste Juliette Lenrouilly, partie à Jakarta l’été dernier, à la rencontre de celles et ceux qui font vivre cette industrie en pleine effervescence.


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"Sore : Istri dari Masa Depan" de Yandy Laurens

Seriez-vous capable de citer un film indonésien ? Ce n’était en tout cas pas mon cas il y a trois ans, avant que je rencontre mon copain (indonésien, donc). Au premier abord, les romances dégoulinantes et l’horreur fantomatique ne m’ont pas fait l’effet d’une révélation. Mais j’ai vite découvert que le cinéma du pays était bien plus riche que sa vitrine commerciale.

En creusant, j’ai découvert d’innombrables pépites. Mieux encore, j’ai eu le sentiment d’assister à la mue d’une industrie en pleine effervescence. L’offre se diversifie, apparaît de plus en plus créative et surtout : elle prend de l’ampleur à l’international. En scrollant Netflix, je tombe désormais sur des films indonésiens dans les Top 10 (Nightmares and Daydreams de Joko Anwar, 2024 ; L’Ombre Rebelle de Timo Tjahjanto, 2024 ; Cigarette Girl de Kamila Andini et Ifa Isfansyah, 2023), tandis que les succès critiques s’accumulent (comme Yuni de Kamila Andini, choisi pour représenter le pays aux Oscars en 2021 ou encore Une femme indonésienne, de la même réalisatrice, en compétition à la Berlinale 2022). Le cinéma indonésien est-il à attendre au tournant, comme le cinéma coréen il y a quelques années ? 

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Une femme indonésienne © ARP

HORREUR, AUDACE ET CARTON PLEIN

Pour prendre la mesure du phénomène, j’ai fait un saut à Jakarta en juillet dernier. Aussitôt arrivée, direction le ciné pour aller voir le film dont tout le monde parle, Sore : Istri dari Masa Depan de Yandy Laurens (2025) qui m’a particulièrement transportée (comme plus de 2 millions de spectateurs en seulement 17 jours). Ce drame mêlant amour et voyage dans le temps a laissé la moitié de la salle en pleurs une fois la lumière rallumée. À l’heure où j’écris ces lignes, le film vient d’ailleurs d’être choisi pour représenter l’Indonésie aux Oscars 2026. Entre deux séances, j’ai pris le temps d’être séduite sur Netflix par plusieurs nouveautés, dont A Normal Woman (Lucky Kuswandi, 2025), un thriller psychologique sur la vanité et les pressions sociétales que les femmes peuvent subir. Après avoir nourri mes yeux et mes émotions, il était temps de nourrir mon enquête et de rencontrer celles et ceux qui font le cinéma indonésien.

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Valentine Payen-Wicaksono. Photo : © Juliette Lenrouilly

J’ai d’abord retrouvé Valentine Payen-Wicaksono autour d’un café – notre discussion aura finalement duré trois heures. Actrice et réalisatrice française vivant entre l’Indonésie et la France depuis 15 ans, c’est une habituée des festivals autant que des discussions d’accords bilatéraux avec le CNC. Pour elle, pas de doute : le cinéma indonésien est aujourd’hui dans « une période charnière. » Des propositions audacieuses émergent d’un peu partout. L’année dernière, Samsara (Garin Nugroho, 2024) a rempli des salles de concert entières de Singapour à Sydney avec un pari fou : un film muet en noir et blanc, projeté en ciné-concert mélangeant orchestre traditionnel balinais et électro.

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Photo : © Juliette Lenrouilly

Cette année, je me suis aussi délectée de Falling in Love Like in Movies (Yandy Laurens, 2023), également en noir et blanc, une romance authentique qui fait aussi la critique de l’industrie d’un cinéma local obsédée par le profit – la mise en abyme est franchement réussie. Et je me dois de vous parler du phénomène Jumbo (Ryan Adriandhy, 2025), qui s’apprête à partir en conquête du monde. Sorti en mars, ce film d’animation est devenu le plus rentable de l’histoire du pays (dépassant La Reine des neiges 2 et les 10 millions d’entrées), prouvant que l’animation locale pouvait rivaliser commercialement et narrativement dans une industrie dominée par le cinéma d’horreur. 

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Jumbo

Quelques jours plus tard, j’ai rejoint mon amie Tersi Eva Ranti, responsable de production chez BION Studios, une division de Visinema Pictures, l’une des principales maisons de production du pays. Elle m’a conviée sur un tournage où j’ai pu discuter avec les producteurs Ajish Dibyo et Alexander Matius, respectivement cofondateur et directeur de la programmation du JAFF, festival majeur dédiés aux films indépendants dans la région. Ajish m’a expliqué, dans un sourire : « Avant, on pensait que seule l’horreur pouvait marcher. Aujourd’hui, l’animation, les comédies noires et même les histoires de voyage dans le temps cartonnent. On ne peut plus prédire. Et ça, c’est vraiment excitant. » 

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Ajish Dibyo (à gauche) et Alexander Matius (à droite). Photo : © Juliette Lenrouilly

LE POIDS DE L’HISTOIRE

Difficile de comprendre cet essor sans jeter un œil dans le rétroviseur. Valentine me rappelle l’« âge d’or » des années 1950-60, dont l’effervescence a vu émerger des réalisateurs emblématiques, tels que Djadoeg Djajakusuma ou Usmar Ismail (considéré comme le père du premier film indonésien moderne avec The Long March en 1950), qui ont posé les bases d’une industrie reconnue pour sa créativité. L’avènement du régime autoritaire de Suharto a ensuite étouffé cette dynamique, et la fin des années 1990 a marqué un renouveau, avec des films comme Ada Apa dengan Cinta? (Rudi Soedjarwo, 2002) ou encore Feuille sur un oreiller (Garin Nugroho, 1998), présenté à Cannes en 1998. Mais rapidement, le cinéma américain a débarqué en masse via des sociétés d’exploitation, monopolisant les salles et laissant peu de place aux productions locales.

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Feuille sur un oreiller de Garin Nugroho

La censure, bien que moins stricte aujourd’hui, reste présente en Indonésie. Par exemple, The Substance (Coralie Fargeat, 2024), que je conseillais à mon copain, a bien été diffusé au cinéma là-bas… mais toutes les scènes de nudité ont été floutées. Dans le pays, si le Bureau de censure des films (LSF) continue de fonctionner, la pression de certains groupes religieux et la sensibilité des distributeurs ont aussi un impact : Memories of My Body (Garin Nugroho, 2018), abordant indirectement les questions LGBTQI+, a été interdit dans une ville après des appels au boycott, tandis que Buzz l’Éclair (Angus MacLane, 2022) a été retiré des salles par ses distributeurs en raison d’un baiser lesbien, afin d’éviter les controverses. Ces contraintes poussent les réalisateurs à pratiquer une forme d’auto-censure, m’explique Valentine : « Les producteurs ne veulent pas de sujets touchy, les acteurs évitent les rôles trop délicats… Ça a longtemps limité la créativité. ».  

Mais les obstacles sont surtout structurels. « En France, tu vas à la Fémis, tu fais trois ans d’études gratuites, tu passes trois ans sur ton scénario pour finalement pouvoir le proposer au CNC. Ici, il n’y a pas vraiment d’école, tu écris ton court-métrage tout seul sur ton ordi et tu tournes avec des budgets ric-rac, donc peu de risques créatifs sont pris », me détaille Valentine. Alexander Matius, lui, pointe la distribution : « L’Indonésie compte 280 millions d’habitants, mais seulement 2 000 écrans. La plupart appartiennent à trois grands groupes. Résultat : les indépendants n’ont quasiment aucune chance. Le problème n’est même plus de produire des films, mais de trouver une date de sortie. Trop de films, pas assez de salles. Certains attendent des années, et toute la promo tombe à l’eau. »

À cela s’ajoute un gouvernement instable. Alors que le président conservateur Prabowo Subianto n’est en place que depuis un an et que les révoltes citoyennes contre la corruption font rage, les inquiétudes se sont accentuées dans le milieu du cinéma. Alexander est clair : « Depuis le changement de régime, on est dans flou. Il y a beaucoup d’annonces, mais très peu de suivi. Les soutiens ralentissent. La vision du nouveau ministre de la culture [Fadli Zon, qui occupe sa fonction depuis octobre 2024, ndlr] se concentre surtout sur le patrimoine culturel traditionnel, pas sur le cinéma. »  

NOUVELLES VOIX, NOUVEAUX HORIZONS

Malgré ces freins, un véritable vent de liberté souffle sur l’archipel. Les créatifs redoublent d’ambition et donnent naissance à un cinéma alternatif qui trouve son public. Valentine me parle de Khozy Rizal, un jeune réalisateur de Makassar dont le premier court-métrage mettait en scène un couple lesbien. Son autre court-métrage Basri & Salma in a Never-Ending Comedy (2023) est devenu le premier film indonésien sélectionné en compétition pour la Palme d’or du court-métrage. « Il y a une scène où ils sont tous à table, hijab, prière, tout ça… et ça parle de masturbation. » Des territoires que les producteurs évitaient il y a encore dix ans. Plusieurs cinéastes réussissent à l’international, comme Yulia Evina Bhara qui a été membre du jury à Cannes.

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Tersi Eva Ranti. Photo : © Juliette Lenrouilly

Mais selon Tersi, cela reste balbutiant. La raison ? « L’argent. » Évidemment. « L’Indonésie est un marché énorme en Asie, mais à l’échelle mondiale, on reste peu connus. Faire de la promotion à l’étranger coûte cher. Parasite [du Sud-Coréen Bong Joon-ho, 2019] avait un énorme budget pour assurer sa campagne pour les Oscars. On ne peut pas rivaliser. » 

Mais les plateformes arrivent à bouleverser le paysage. Elles offrent une liberté créatrice aux films indépendants et un accès direct à un public mondialisé. Les festivals et les coproductions à l’internationale, cruciales, se sont aussi récemment multipliées, offrant une nouvelle visibilité au cinéma indonésien. « Depuis la fin du covid, il y a beaucoup plus de collaborations, surtout en Asie du Sud-Est. Aujourd’hui, on voit des films indonésiens dans des festivals majeurs, même à Cannes. » Elle cite notamment Tiger Stripes d’Amanda Nell Eu (Cannes 2024), ou The Fox King de Woo Ming Jin (TIFF 2025), réalisés par des cinéastes malaisiens mais coproduits avec des Indonésiens. « Je pense que dans dix ans, l’Indonésie sera une superpuissance culturelle », anticipe Valentine. Avec ce que j’ai pu constater sur place (a.k.a. des amis nullement branchés ciné qui se découvrent enthousiastes par la diversification de l’industrie locale, des films qui font la fierté nationale, des producteurs ambitieux et surtout des talents audacieusement créatifs), si l’idée d’une « Indonesian wave » pouvait sembler exagérée il y a quelques années, elle paraît aujourd’hui de plus en plus crédible. 

rétrospective « Panorama du cinéma indonésien », organisée par la Cinémathèque française du 11 au 21 décembre au mk2 Bibliothèque