Comment Emilia Pérez, qui devait être un opéra au départ, est devenu un film musical ?
Ça s’est fait progressivement à partir du moment où j’ai rencontré Clément Ducol et Camille, les artistes qui ont composé la musique. Le scénario a commencé à changer. Par exemple, dans ma référence littéraire [le roman Écoute de l’écrivain français Boris Razon, ndlr], le personnage de l’avocat de la narcotrafiquante était un homme. J’en ai fait une femme [Rita, jouée par l’actrice américano-dominicaine Zoe Saldaña, ndlr], et cela donnait tout à coup des possibilités de duos et de solos intéressants. Je me souviens que pendant longtemps nous étions dans une sorte d’indécision, en tout cas nous n’en parlions pas. Et puis, un jour, j’ai dit à Clément : « Mais qu’est-ce qu’on fait ? On continue un opéra, on fait une comédie musicale ? » Il m’a répondu immédiatement que cela prenait la tournure d’une comédie musicale. D’autant qu’avec un opéra il aurait peut-être eu deux heures de musique de plus à écrire…
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Comment avez-vous travaillé ensemble sur ce film très ambitieux ?
Au moment de l’écriture, je recevais toutes les maquettes de Clément Ducol et de Camille, qui devaient nous permettre d’avoir des play-back. On a passé énormément de temps ensemble avant le tournage, mais aussi sur le plateau. Le film était divisé en segments ; nous répétions chaque segment avec les acteurs et les membres de la figuration, une dizaine de danseurs professionnels qui entraînaient les autres figurants. Dès qu’il y avait des chœurs, de la danse, un peu de profondeur à donner, la présence de Clément et de Camille était nécessaire. Ce sont de grands techniciens de la musique, ils ont un rapport au juste et au faux que je n’ai pas du tout. Dans ce genre d’entreprise, tout se fait un peu en même temps. On est obligés d’être tous très raccord, du chorégraphe aux compositeurs.
Pourquoi avoir décidé d’abandonner un tournage au Mexique pour préférer des studios en France ?
J’ai fait plusieurs repérages et beaucoup de castings au Mexique, mais les décors naturels collaient trop à la réalité. Cela immobilisait. Filmer les rues, le typique, ce n’était pas l’objet du film. Je me suis d’abord dit qu’on allait tourner en studio à Mexico, et finalement j’ai décidé de rapatrier le tournage ici [en Île-de-France, ndlr] pour pouvoir tout inventer et faire du home made movie. Le film a alors retrouvé naturellement, presque en douce, son ADN opératique : celui de la scène. Je voulais que ce soit vraisemblable, mais avec une grande possibilité de stylisation qu’offre forcément le studio. Ce que je souhaitais, sans jeu de mots, c’était un film transidentitaire, qu’il change de genre tout le temps. Qu’on passe par la telenovela, le film de narcos, la comédie musicale… Il fallait que, chemin faisant, le film change de forme.
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Une comédie musicale en espagnol sur une narcotrafiquante mexicaine qui entame une transition de genre puis décide de réparer ses torts passés, cela ne ressemble à rien de ce que vous aviez fait avant. Est-ce que vous concevez Emilia Pérez comme une rupture ou, au contraire, la suite logique de votre filmographie ?
Je n’ai pas le sentiment de faire quelque chose de différent. J’ai l’impression de changer les boîtes, mais le produit que vont transporter les boîtes sera toujours de même nature, avec la même épaisseur dramatique, des thèmes qui se croisent et se décroisent, comme la violence des ancêtres et des pères, ou l’aspect « roman d’éducation » de mes films. Et puis il y a toujours chez moi une recherche de forme. Si on regarde Emilia Pérez avec attention, on remarquera que des formes se répètent. Le fait de changer de genre en cours de route, j’avais déjà fait ça avec De rouille et d’os (2012). Si on prend le travail avec l’obscur, l’image d’ouverture du film, avec des mariachis [qui apparaissent peu à peu dans le noir complet, ndlr], puis tout le début du film dans la nuit, c’est en fait le début des Frères Sisters (2018). Ce western, je pensais d’ailleurs à l’époque le tourner de nuit, mais les producteurs n’étaient pas tout à fait d’accord. Avec Emilia Pérez, je me suis vengé.
Du film de prison, avec Un prophète (2009), au western, puis de la comédie romantique des Olympiades (2021) à la comédie musicale, vous aimez surprendre. Vous le faites d’abord pour nous ou pour vous ?
Pour que ma curiosité et mon attention se maintiennent. Quand je réalise mon premier film, j’ai 42 ans, donc d’une certaine façon je n’appartiens pas à la génération des cinéastes émergents. Eux – je pense à Arnaud Desplechin, par exemple – vont réussir à établir un cinéma générationnel. Il y aura toujours plus ou moins une marque autobiographique dans leurs œuvres : faire un film sur sa génération, c’est faire un film autobiographique. Moi, je n’ai pas le même rapport avec le présent. Je suis obligé de composer un présent qui se répète, qui n’est pas précédé, pas forcément suivi. Je garde ce sentiment que chaque nouveau film est comme un premier film, avec d’ailleurs la même terreur pour celui qui le fait.
Vous avez toujours peur après dix longs métrages ?
Toujours. Quand on est dans l’écriture, on se demande si on va y arriver. Une voix intérieure a beau vous dire « écoute, coco, tu l’as déjà fait », ça ne suffit pas. Ensuite, tourner, même si c’est précédé de préparation, de répétitions avec les comédiens, c’est toujours vertigineux. En même temps, il ne faut pas rentrer dans une vision programmatique du cinéma. Il faut que la chose soit inquiétante pour qu’elle soit intéressante. C’est en tout cas ce que dirait le masochiste de base.
Vous pensiez prendre un risque particulier avec une comédie musicale ?
Non. Un risque de quoi ? De gros ratage ? Il y a toujours un risque de gros ratage. Bon, là, c’est vrai qu’il y a des couches, comme autant de possibilités supplémentaires de ratage sur tout : le scénario, la musique, la chorégraphie… Je serais tenté de dire que ça s’est résolu en très large partie au moment où j’ai été sûr de mon casting. Quand vous êtes assuré que vous ne pourriez pas faire ce film-là avec une autre personne que cette personne-ci, à partir du moment où vous avez des alliances très fortes, des communions artistiques très fortes, une partie du problème est résolue.
Vous avez toujours fonctionné comme ça en casting ?
Non, je me suis amélioré avec l’expérience. Autant je ne capitalise pas tellement sur la peur, autant sur l’expérience du casting, oui. Pour le rôle de Manitas/Emilia Pérez, j’ai vu pas mal d’actrices trans ou de trans qui n’étaient pas actrices, et ça n’allait pas. À tel point que je me suis demandé si je trouverais un jour. Je crois que c’est Pierre-Marie Dru, le producteur musical, qui avait vu ou entendu cette actrice en Espagne. Quand j’ai rencontré Karla Sofía Gascón, je ne me suis même pas posé la question de comment je la trouvais. C’était elle, tout simplement.
Pourquoi ?
Pour une raison simple : la transition était l’histoire de la vie de toutes les actrices que j’avais rencontrées avant. Tout tournait autour de la transition. Karla Sofía, elle, était actrice avant d’entamer sa transition. Donc, quelque part, elle était incroyablement libre. Elle a à la fois une douceur, une féminité qui me touchent beaucoup et une espèce de solidité virile, elle est très forte. Et puis elle est très drôle, très intelligente, très rapide, très insolente. Quand elle joue, ça déplace du vent. Ce n’est pas tout à fait rien.
Vous avez besoin d’admirer vos acteurs et vos actrices ?
Oui. Je les aime et c’est un amour d’admiration. Elles font quelque chose que je ne saurai jamais faire, et je ne sais pas comment elles comprennent ce que je leur raconte. Donc elles ont en plus un vrai talent de décryptage.
Tout le film est en espagnol, une langue que vous ne parlez pas…
Je ne parlais pas non plus très bien l’anglais pour Les Frères Sisters, et pas un mot de tamoul sur le tournage de Dheepan (2015). Ne rien comprendre du tout vous place dans une observation quasiment musicale. C’est ce que je trouve très intéressant : ne plus du tout s’encombrer strictement du sens, de la ponctuation et de l’accentuation des phrases. Cela simplifie presque les choses pour moi, je pense que je m’attache moins aux détails et plus à l’essentiel. Si je travaille dans ma langue, je donne presque la becquée à mes comédiens et ça ne m’intéresse pas tant que ça.
Dans Emilia Pérez, Rita, l’avocate de Manitas, qui souhaite transitionner via des opérations de chirurgie pour devenir Emilia, explique à un chirurgien que « changer les corps, c’est changer la société ». Est-ce que changer les corps au cinéma y participe aussi ?
Oui, je pense. Est-ce que Karla Sofía pourrait être une nouvelle figure ? Je pense. Tout ce que j’ai pu apprendre de la transition, c’est elle qui me l’a enseigné. Il faut la voir vivre avec sa femme et leur fille de 15 ans. C’est un exemple de fluidité admirable. Là, je me dis que les murs ont été un peu repoussés. Dans Les Olympiades, c’était un peu la même chose dans le fait de montrer d’autres sexualités, loin des assignations. Je suis assez admiratif des gens qui contestent leur assignation. En tant que garçon, je sais que l’assignation, notamment à l’adolescence, était très pénible. C’était la peur, dans les yeux de la mère, que son fils soit homosexuel. C’est très marquant.
Est-ce que finalement le titre de votre premier film, Regarde les hommes tomber, n’était pas l’annonce du programme de votre filmographie ?
Je ne le savais pas, mais avec le temps, quand je regarde en arrière, je me dis qu’il y avait peut-être un entêtement annoncé dès le début. Mais ça y est, je suis arrivé au bout ! Non, je plaisante. Enfin… c’est surtout la société qui n’est pas arrivée au bout. Je crois que c’est André Breton qui suggérait d’échanger les idées éreintées contre les idées éreintantes. Passer d’une idée foutue, finie, à une idée qui interpelle.
Et le cinéma est en mesure de proposer de nouvelles idées ?
Il l’a été, énormément. Aujourd’hui, je ne sais plus trop quel est l’usage exact du cinéma en tant que spectateur, et donc en tant que réalisateur. Je doute tout le temps de l’outil cinéma. En 1987, Libération [dans un hors-série codirigé par Louis Skorecki et Serge Daney, ndlr] avait posé la question suivante à sept cents réalisateurs : pourquoi filmez-vous ? Il y avait des réponses extraordinairement pertinentes, comme celle de David Lynch : « Pour créer des univers et voir si ça fonctionne. » Aujourd’hui, je ne sais pas s’il y aurait sept cents personnes pour répondre à cette question. Et d’ailleurs personne ne la pose.
Si je vous la pose, que me répondriez-vous ?
J’aurais une réponse très égocentrique : le cinéma m’aide à vivre. Il établit mon rapport avec le monde. Je vais parler à un scénariste, à une équipe, à des acteurs, puis à un public qui verra ce que j’ai fait. Sinon, je resterais reclus à ne parler à personne. Je suis très solitaire.
: Emilia Perez de Jacques Audiard (2h10, Pathé Distribution, coproduit par Saint Laurent productions), sortie le 21 août
Image © PAGE 114 – Why Not Productions – Pathé Films – France 2 Cinéma – Photographe : Shanna Besson