Vous avez déjà tourné ensemble trois films : J’veux du soleil (2019), Debout les femmes ! (2021) et maintenant Au boulot !. Vous avez rodé une méthode ?
Gilles Perret : On ne refait jamais aucune prise, avec l’idée que notre procédé léger et simple permet aux gens d’être plus libres dans la parole. Et on est en même temps assez interventionnistes, parce qu’on essaie de faire en sorte qu’il y ait une espèce de convivialité, que les gens se sentent bien avec nous.
François Ruffin : On part en tournage sans avoir écrit une ligne, mais en ayant quand même une ligne à suivre. Là, c’est d’amener Sarah Saldmann, l’avocate des plateaux télé, à retourner au réel [le film s’ouvre sur un débat télé entre François Ruffin et Sarah Saldmann, dans lequel cette dernière estime qu’elle pourrait tout à fait vivre avec le smic, soit environ 1300 euros net par mois. François Ruffin l’invite alors à relever le défi, et à rencontrer des citoyens précaires, ndlr]. On ne fait pas de repérage. Il y a une relative commedia dell’arte, avec de l’improvisation. Et on espère qu’il va en sortir, comme dans une espèce de douche écossaise, du rire et des larmes.
Comme dans Debout les femmes !, roadtrip tourné avec le député LREM Bruno Bonnell qui va à la rencontre d’auxiliaires de vie, vous jouez sur l’idée d’antagonisme avec le personnage de Sarah Saldmann, avocate et chroniqueuse très libérale, de droite, de l’autre côté de l’échiquier politique par rapport à vous. Pourquoi ce procédé ?
F.R. : Le cinéma fonctionne souvent avec des couples improbables : Bourvil et Jean Gabin, Terence Hill et Budd Spencer, Laurel et Hardy… C’est le contraste du clown blanc et de l’auguste qui produit du comique, de la surprise. Ruffin et Perret qui font un film sur les ouvriers, on voit très bien en quoi ça risque de manquer d’originalité. Si on rajoute Sarah Saldmann, on a une équation qui est un petit peu perturbée. Comme chantait Boby Lapointe : « J’ai fantaisie de mettre dans notre vie / Un p’tit grain de fantaisie, youpi, youpi. » Il y a une stratégie politique derrière aussi.
C’est-à-dire ?
F.R. : Sarah Saldmann a un côté folklorique, caricatural. Mais ses préjugés, Gilles et moi on les prend au sérieux. Ce ne sont pas seulement les préjugés de la bourgeoisie, ce sont des préjugés très présents dans le pays, sur les salariés feignasses, les assistés… ça, on va l’entendre, y compris en milieu populaire. Donc le film peut participer à déminer les préjugés chez les spectateurs.
G.P. : Il y avait un effet avec Sarah Saldmann qu’on avait peut-être sous-estimé au début. Les « vrais » gens qu’on a rencontrés voulaient aussi en découdre avec elle. Ça a décuplé la parole de ces gens-là, qui voulaient lui prouver des choses.
Il y a un risque avec cette galerie d’individus que vous filmez, et cette manière de chapitrer le film selon les coins de France que vous visitez, c’est celui du film catalogue, l’effet « zoo social ». Un danger que vous formulez dans le film…
G.P. : On a essayé d’éviter l’effet catalogue par la diversité sociologique des personnes que l’on a suivies. On fait du cinéma, donc il faut jouer sur le rythme, l’humour, la variation des moments…
F.R. : Chaque personne qui passe à l’écran a une densité. On rencontre des humains, on ne coche pas des cases.
Vous cherchez à faire de la pédagogie ?
F.R. : Non, on ne met pas d’historien, d’économiste, de sociologue… Que ça créé du débat autour, c’est très bien, mais on ne cherche pas à faire de leçon. Nous, on croit aux émotions.
« Le documentaire nous donne la chance de pouvoir prendre du temps » Gilles Perret
On a quand même l’impression que vous accumulez de façon réfléchie des thématiques sociales, entre la précarité des jeunes, celle des auxiliaires de vie, l’immigration, l’ubérisation…
F.R. : Notre film naît au moment des débats sur les retraites, au moment où le président de la République a promis reconnaissance et rémunération à ceux et celles qui ont contribué à préserver l’économie pendant la crise du Covid, et qu’il pénalise par la retraite à 64 ans. Ce que vous signalez, c’est presque des moments où on navigue, et où on touche des sujets qui n’étaient pas du tout attendus dans le film. Il y a la question du genre, avec le petit garçon qui est sur un terrain de foot et qui raconte qu’on lui apprend à l’école que lui et ses copains peuvent faire des métiers dits de femmes ; Parcours Sup, qui est abordé alors qu’on n’y allait pas du tout pour ça. On arrive comme ça à ouvrir des portes, sans creuser à fond, sans en faire une thèse.
G.P. : On a tendance à faire confiance à l’intelligence du spectateur. Ça, on peut peut-être le qualifier de « pédagogique ». Sans être trop lourd, sans lui faire de tirade, on pense que le spectateur sera assez intelligent pour se faire son propre jugement.
Est-ce que le documentaire est une manière pour vous d’aller contre la logique de l’instantanéité des plateaux télés, de la course au scoop médiatique ?
G.P. : Oui. En tout cas, c’est une chance qu’on a de pouvoir prendre du temps. À la télévision, il y a des contraintes de temps. Qui d’autre que les documentaristes peuvent donner dix minutes de parole à Nathalie, qui est en phase de réinsertion, pour qu’elle exprime ses souffrances mais aussi ses joies ?
Avec ses punchlines, sa blondeur, Sarah Saldmann a des airs de candidate de téléréalité, propulsée dans un monde qu’elle ne connaît pas. Est-ce que vous n’aviez pas peur d’être dans une forme de moquerie facile ?
G.P. : La caricature, ce n’est ni la blondeur, ni son apparence. La caricature, elle se trouve dans ses propos à elle, et ceux des éditorialistes complètement hors sol qui se sentent légitimes pour donner des leçons. On sait que ça génère du rire dans la salle. Et le rire, le bonheur collectif, ça donne envie d’agir, ça développe de l’énergie.
F.R. : Je me souviens d’un prof de théâtre qui m’avait donné une leçon à la fac. J’avais écrit un texte sur une mère de famille déprimée, qui est dans son HLM gris, une tour d’Amiens nord, le soir. Il m’avait dit : « Tu sais, ce serait mieux si tu la représentais au pique-nique, avec ses enfants, et que son monologue triste se déroule dans ce contexte-là. » Là aussi, on a essayé d’avoir des effets de contraste, entre le fond dur qu’on aborde, ces classes populaires qui peinent à gagner leurs vies, et la forme de l’humour. Ça produit une tension jubilatoire.
Par ailleurs, ce que je préfère faire, c’est faire rire les gens – je ne prétends pas que j’y arrive toujours ! Je me suis éduqué avec l’émission « Rien à cirer » de Laurent Ruquier, les films avec Pierre Richard, ceux de Chaplin et ainsi de suite… Malheureusement, maintenant je suis député [il a été élu député de la Somme aux dernières élections législatives, ndlr], alors il faut que je fasse gaffe.
« On reprend les formes commerciales pour les détourner, les subvertir » François Ruffin
Une autre scène rappelle le format télévisuel, téléréalité : quand Sarah Saldmann vous emmène dans un showroom parisien très chic, champagne à la main. Il y a un cut très rapide et on la retrouve dans la boue d’une ferme du Morvan. Comment avez-vous pensé les effets de montage de ce type ?
G.P. : J’adore ce type d’effet. D’une manière générale, François est un intégriste du montage. Moi, j’aime bien le mixage rapide et tendu. Là, on a un peu des deux. Quand on a l’occasion de créer des moments comme ça au montage, sans l’avoir préparé, c’est assez jouissif de pouvoir le faire.
F.R. : J’aimerais rendre hommage à Cécile Dubois, qui est notre monteuse. Sur le montage, même si c’est du cinéma du réel, je veux qu’il y ait du rythme. On m’aurait laissé décider plus de choses au montage, j’aurais encore coupé dix minutes.
G.P. : On n’aurait pas voulu couper la même chose !
F.R. : Mais au moins on fait des films qui font moins d’1h30. Il y a une école du réel qui laisse tourner la caméra pendant très longtemps. C’est très bien, mais ce n’est pas la nôtre. Je n’ai pas de problème à dire que je reprends des formes commerciales pour les détourner, les subvertir. Il y a un côté téléréalité, oui. Rendez-vous en terre inconnue, L’Amour est dans le pré… Ce sont des programmes que je regarde. Le cinéma de Michael Moore, c’est un cinéma qui s’empare de ces formes-là, en espérant faire des films populaires de cette manière.
G.P. : On assume aussi le fait que ça interagit. Même si c’est moi qui tiens la caméra, on ressent ma présence et on ne fait pas croire au spectateur qu’on n’existe pas. Non, on assume pleinement qui on est, notre point de vue. Il n’y a pas de pseudo-objectivité. Je crois que ça contribue à la simplicité et peut-être aussi que ça libère les rires, l’émotion.
Vous dites que l’enjeu du film n’est pas que Sarah Saldmann connaisse une rédemption, qu’elle devienne plus sensible au sort des personnes précaires, mais c’est quand même une attente que vous suscitez. Vous ne bottez pas un peu en touche ?
F.R. : C’est un biais de récit. C’est pareil quand je dis que je veux la réinsertion de Bernard Arnault dans Merci Patron !. Il n’y a personne qui y croit.
G.P. : En tout cas, ça n’a pas marché…
Vos routes se séparent avant la toute fin du film. Comment vous comprenez le fait qu’elle a malgré tout fait la promo du film sur ses réseaux sociaux ?
F.R. : Elle a même fait la promo avant nous, dans les émissions de Pascal Praud ou Cyril Hanouna. On va dire la vérité. Je pense qu’elle a ressenti une fierté à se voir sur grand écran. Nous, on lui a donné le droit de voir le film sans y toucher. Elle l’a respecté. On peut dire qu’elle a retenu une leçon quand même.
Vous pensez ?
F.R. : Oui, puisqu’elle dit aux chroniqueurs télé qu’ils devraient faire comme elle, qu’ils sont déconnectés tout comme elle l’était.
G.P. : C’est quand même un film qui s’est fait… pas dans la douleur, mais avec des hauts, des bas. Il y a eu un moment où la scission a été trop forte.
Comment s’est forgée votre cinéphilie ?
G.P. : Je ne suis pas du tout issu du monde de la culture. La première fois que je suis allé au cinéma j’avais 14 ans, et c’était pour voir Le Gendarme et les extraterrestres, donc je pars de loin ! Et puis petit à petit, en touchant la caméra, je me suis rendu compte qu’on pouvait raconter des choses. Et je me suis servi de ça pour raconter le monde d’où je viens. J’essaie de me refaire sur ma cinéphilie, mais il y a de grosses lacunes. Ça permet aussi de pas avoir de modèle, de blocage et de ne rien copier.
F.R. : J’ai bouffé beaucoup de films. Mon premier souvenir, c’est La Dernière séance présenté par Eddy Mitchell [émission de télévision dans laquelle étaient programmés des dessins animés et des films, qui a été diffusée de 1982 à 1998, ndlr]. Tous les mardis soir, j’étais plié dans un coin du canapé et j’espérais que mes parents m’oublient. Plus tard, j’ai évolué vers des choses plus cotées, même si j’aimais toujours les comédies populaires.
J’aime beaucoup le cinéma anglais, parce qu’il a su à la fois garder une empreinte sociale et traiter aussi ces drames par le rire. Pourquoi le cinéma anglais y parvient ? Parce qu’il y a une tradition shakespearienne. L’œuvre de Shakespeare mêle le burlesque et le tragique, tandis que dans le siècle classique français, on a mis Racine d’un côté avec le tragique et Molière de l’autre avec la comédie.
Mais ma grande rencontre documentaire, ça a été Roger et moi de Michael Moore [1989, ndlr]. J’ai eu une épiphanie, j’étais subjugué qu’on puisse faire ça. Je me suis dit qu’un jour je pourrais faire mon Roger et moi. C’était Bernard et moi ! [référence à son documentaire Merci Patron !, qui a remporté le César du meilleur documentaire en 2017 et dans lequel il piège l’homme d’affaires milliardaire Bernard Arnault, ndlr].
G.P. : Un film qui nous avait rassemblés – parce qu’on se connaît depuis vingt ans avec François – c’était Western de Manuel Poirier [1997, ndlr]. Il y avait cette idée de roadmovie drôle et social.
F.R. : Et qui se passe dans les années 1990, une période plus triste d’un point de vue cinématographique et politique.
Quel est le film le plus puissant politiquement d’après vous ?
G.P. : Sorry We Missed You de Ken Loach [sorti en 2019, le film tire le portrait d’une famille exposée aux risques et mirages de l’ubérisation, ndlr]. Parce que c’est un réalisateur de 84 ans à l’époque qui parle d’un problème très actuel, et à l’échelle d’une famille, sans faire de tirade. C’est ce que j’adore.
F.R. : La Vie est belle de Frank Capra [1946, ndlr]. C’est un film qui porte un projet de fraternité [le film raconte l’histoire d’un homme qui, après le décès de son père, doit reprendre l’entreprise familiale de prêts à la construction, qui loge les plus démunis. Un bras-de-fer dramatique avec l’homme le plus riche de la ville s’enclenche alors, ndlr]. On se sauve en sauvant les gens.
Vous estimez que vos films ont un impact politique réel ?
F.R. : Il nous est arrivé de faire des films qui ont participé à des mouvements. Merci Patron ! a débouché sur un mouvement : Nuit Debout. Quand on fait J’veux du soleil, c’est dans le mouvement des Gilets Jaunes. Et on voit, alors qu’ils ont une image catastrophique à la télé, que quand tu diffuses le film sur les ronds-points, ça participe à une fierté populaire. Debout les femmes !, de la même manière, on le projette place de la République et ça participe à visibiliser des métiers, comme les auxiliaires de vie.
Et puis pour moi, ce film participe d’un projet politique. De la même manière que le parti communiste, dans l’après-guerre, a héroïsé les mineurs de fond qui reconstruisaient le pays, je pense que la gauche d’aujourd’hui doit héroïser l’auxiliaire de vie, le manutentionnaire, en leur disant : « C’est vous qui tenez le pays debout. »
Deuxième chose : dans le film, on présente une France fraternelle. Or, aujourd’hui, on voit bien que notre fraternité peut être brisée, notamment par la question du racisme. Nous, on ne vient pas juste montrer le réel tel qu’il existe. On vient aussi montrer une France qu’on aime. On espère que les gens peuvent se dire que c’est possible.
Au boulot ! de François Ruffin et Gilles Perret, 1h24, en salles le 6 novembre
Images (c) Les 400 clous