Des César à Cannes : l’année triomphante d’Hafsia Herzi

Un César de la meilleure actrice pour « Borgo », un nouveau film en tant que réalisatrice, « La Petite Dernière », récompensé à Cannes de la Queer Palm et du Prix d’interprétation pour Nadia Melliti, tout ça en enchaînant les tournages… Comment Hafsia Herzi a-t-elle vécu cette année faste ? Du premier bilan de carrière aux obstacles rencontrés pour imposer une héroïne lesbienne et musulmane dans son film, en passant par son désir de porter les jeunes queers, l’actrice-réalisatrice et quelques-uns de ses proches nous racontent.


Hafsia Herzi
© Valentin Fabre pour TROISCOULEURS

En février dernier, alors qu’elle reçoit le César de la meilleure actrice pour Borgo de Stéphane Demoustier, Hafsia Herzi revoit dix-huit ans de sa vie défiler. Le temps est vite passé depuis son premier rôle dans La Graine et le Mulet (2007) d’Abdellatif Kechiche, où elle crevait l’écran en jeune femme déterminée, aidant un homme brutalement licencié à relever la tête. Le rôle lui avait alors valu le prix Marcello-Mastroianni, récompensant les promesses du cinéma, à la Mostra de Venise.

Du meilleur espoir à la meilleure actrice, son parcours s’est enrichi de rôles toujours plus intenses, plus exigeants, plus profonds : elle a tourné avec Alain Guiraudie, Bertrand Bonello, Emmanuelle Bercot… Ses personnages les plus récents marquent par leur opacité : dans Le Ravissement (2023) d’Iris Kaltenbäck et La Prisonnière de Bordeaux (2024) de Patricia Mazuy, tout comme dans Borgo, ils incarnent vertigineusement le trouble et l’ambiguïté, alors qu’une transgression entraîne l’héroïne dans des engrenages dont elle ne peut plus s’échapper. « Le César cette année, je partais du principe que c’était impossible, car en face il y avait Zoe Saldaña nommée pour Emilia Pérez. Pour le discours, je n’avais rien préparé ! J’ai adoré cette rencontre avec Stéphane Demoustier. Ça a été assez intense parce que c’était éprouvant de jouer ce personnage inspiré de faits réels [celui d’une surveillante pénitentiaire suspectée de complicité de meurtre, ndlr] », confie l’actrice, installée au fond d’un bar près de la gare de l’Est.

Ce jour de début septembre, Hafsia Herzi descend tout juste d’un train arrivé de Nancy, où elle vit avec son compagnon et leur enfant. La veille au soir, elle présentait en avant-première son nouveau film en tant que réalisatrice, La Petite Dernière (adapté du roman de Fatima Daas publié en 2020), partiellement tourné dans la région, dans l’une des salles art et essai emblématiques de la ville, le Caméo.

L’ART DU PORTRAIT

Entre son César en février, le Prix d’interprétation remporté à Cannes en mai par Nadia Melliti, grande révélation de La Petite Dernière, en plus de la Queer Palm, on peine à mesurer l’ampleur du dévouement et de la passion déployés par l’actrice-réalisatrice, qui devant nous affiche pourtant une tranquillité désarmante. « Je la vois travailler dur, écrire, chercher, s’intéresser. Honnêtement, c’est comme un sportif que tu as vu tellement s’entraîner : à un moment tu n’es pas surpris qu’il y ait des résultats. Elle a toujours mille trucs à faire entre sa vie de famille, d’actrice, de scénariste, de réalisatrice. Et parfois, avec tout ça, elle trouve le temps de m’envoyer un texto à 5 heures du matin, me demandant où j’en suis dans mes projets, si elle peut lire ce que j’écris », raconte l’acteur Djanis Bouzyani, son grand ami. Elle l’a dirigé dans son premier long métrage, Tu mérites un amour (2019), beau récit d’errance sentimentale d’une trentenaire qu’elle incarnait elle-même. Ou dans son téléfilm La Cour (2022), dans lequel une école primaire devient le microcosme des rapports de pouvoir de la société tout entière. « Elle est faite pour être cinéaste. C’est naturel pour elle. C’est comme ouvrir un frigo et manger un yaourt, quoi. Elle ne complique rien, il n’y a pas de question de vie ou de mort, il n’y a pas d’ego surdimensionné. Elle positionne ce métier à sa juste place », ajoute-t-il.

Bonne mère
Halima Benhamed dans « Bonne mère » © SBS Distribution

Dans les films qu’elle a réalisés, qui placent haut l’art du portrait et de la chronique réaliste, on sent qu’elle se projette dans les personnages qu’elle filme, principaux comme secondaires, comme si elle devait les incarner elle-même. On se souvient notamment de l’authenticité et de l’empathie qu’elle mettait dans Bonne Mère (2021), son deuxième long tourné dans la cité marseillaise de son enfance. Arrimé au visage de son héroïne, le film ennoblit la dignité de cette femme de ménage inspirée de sa mère, tandis qu’elle porte sa famille et tente de joindre les deux bouts. « J’essaye d’être dans la tête du personnage, sans le juger, de le filmer avec amour et tendresse. Je passe beaucoup de temps sur le cadre : si ça ne met pas la personne en valeur, je préfère ne pas monter la scène. C’est une question de respect : je considère qu’il faut prendre soin des gens qu’on filme. Par exemple, si une actrice ou un acteur a une belle émotion, jamais je ne les filmerai de dos. J’ai aussi envie de parler de gens qu’on ne voit pas souvent au cinéma, comme dans Bonne Mère. La Petite Dernière prolonge ce geste », explique l’actrice et cinéaste.

« VIVE LES LESBIENNES ! »

Juste après sa récompense aux César en février dernier, alors qu’elle reprend tout juste ses esprits, un journaliste lui demande : « Qu’est-ce qu’on peut vous souhaiter maintenant ? » Hafsia Herzi répond du tac au tac : « La sélection à Cannes ! » Elle est alors en postproduction de La Petite Dernière, met les dernières touches au montage, avant d’envoyer le film aux sélectionneurs début mars. « J’ai eu la chance d’être accompagnée par la chef-monteuse Géraldine Mangenot, une vraie rencontre. Elle a compris le film, et elle ne craignait pas de dire les choses. J’aime être entourée de gens qui ne sont pas dans la délicatesse, sinon on n’avance pas », dit-elle, laissant deviner son tempérament résolu, sa ténacité. Et il a en fallu pour porter La Petite Dernière, sa toute première adaptation.

Nadia Melliti
Nadia Meliti dans « La Petite Dernière » d’Hafsia Herzi © June films Katuh studio Arte France mk2films

L’idée de transposer à l’écran le récit d’émancipation de Fatima – une jeune femme lesbienne, musulmane et transfuge de classe – lui a été soufflée par sa productrice, Julie Billy (June Films), qui se souvient : « Quand j’ai découvert le roman de Fatima Daas à sa sortie, j’ai été bouleversée. Au-delà de la complexité avec laquelle l’autrice questionne tous les sens du mot « amour », elle apporte une représentation féminine dont nos fictions manquent cruellement. J’ai alors proposé à Hafsia Herzi de le lire. J’admirais la liberté de Tu mérites un amour. Elle a dit oui tout de suite. Elle seule était capable de porter ce souffle, cette énergie. À l’instar du roman, il fallait réinventer une forme, en portant la même audace à l’écran. La modernité du langage de cinéma de Hafsia Herzi allait rencontrer la poésie du slam de Fatima Daas dans le récit d’une jeune femme libre. »

Fatima est un personnage qu’on n’a jamais vu au cinéma, il fallait éviter tout stéréotype, embrasser toute sa complexité. Comme le roman est très autobiographique, il existait aussi une appréhension – vite dissipée – quant à la réaction de l’autrice. Hafsia Herzi détaille : « J’aime les défis. J’avais beaucoup de pression, mais je me disais : “Allez, je ne me stresse pas.” J’ai imposé qu’il n’y ait pas de regard intrusif de la part de l’édition. J’ai rencontré Fatima Daas, on s’est très bien entendues. Elle avait vu mes films. Je lui ai fait lire des versions du scénario, alors qu’elle ne me demandait rien – j’avais envie de son avis. Je lui ai envoyé des photos de casting et lui ai proposé de passer sur le tournage. Elle était un peu détachée. En janvier dernier, je lui ai montré un premier montage : c’était important pour moi qu’elle me valide. Elle a été très émue, ça m’a rassurée. »

La petite dernière
Nadia Meliti dans « La Petite Dernière » d’Hafsia Herzi © June films Katuh studio Arte France mk2films

Une autre obsession pour Hafsia Herzi, c’était d’avoir la validation des communautés lesbienne et queer qu’elle allait représenter. Elle ne voulait surtout pas trahir, consciente d’un besoin toujours urgent d’identification. « J’ai effectué une recherche presque documentaire pour être au plus près de la vérité. C’était important. J’ai besoin d’aller sur le terrain : pour Borgo, j’ai passé du temps en prison ; pour Le Ravissement, je suis beaucoup allée en maternité. Là, les portes étaient ouvertes dans les bars, les boîtes. J’ai fait des Marches des fiertés, c’était magnifique. Les gens m’ont parlé sans filtre, m’ont fait confiance. On m’a dit aussi : “Attention, ne fais pas La Vie d’Adèle [d’Abdellatif Kechiche, 2013, ndlr].” C’est un film qui n’a pas été apprécié dans la communauté. »

En distinguant La Petite Dernière, le jury de la Queer Palm à Cannes, présidé par Christophe Honoré, et dont notre rédactrice en chef, Timé Zoppé, faisait partie, a reconnu l’importance du film en ces temps où les forces réactionnaires sont particulièrement vives. Hafsia Herzi a pu le vérifier dès la phase de financement. « Les gens ne comprenaient pas que ce personnage, Fatima, ne parle pas beaucoup. Le scénario était assez pudique, donc il fallait raconter ma vision : le personnage agit intérieurement. Expliquer ça à des financeurs, c’est dur. » Sa productrice Julie Billy confirme : « Dès le début, je savais que le fait que ce récit sorte d’une dramaturgie classique ou doloriste pourrait nous poser problème dans certains comités, et que le sujet – encore très tabou – de la sexualité et de la religion allait faire peur à certains financiers. » Hafsia Herzi ajoute : « J’ai rencontré beaucoup de lesbophobie, d’islamophobie, de racisme, de manque d’identification. En casting sauvage, dès qu’on parlait du sujet, certains se décomposaient : “Je ne veux pas d’un film de lesbiennes.” Le tri a été facile, mais ça a été violent. Ça m’a donné encore plus envie de faire le film. »

La Petite Dernière
Nadia Melliti et Ji-Min Park dans « La Petite Dernière » © June films Katuh studio Arte France mk2films

Sur le tournage encore, et même au-delà, les violences lesbophobes ont persisté. La réalisatrice détaille : « À Nancy, sur un décor, des personnes ont caillassé des membres de l’équipe en disant : “Cassez-vous, pas de film de lesbiennes ici.” On a dû abandonner ce décor. Sur les réseaux, je reçois encore agressions et menaces. Mais, honnêtement, il y a beaucoup plus d’amour que de haine, ça ne me touche pas. Le film a d’autant plus d’importance : il peut donner de la force aux jeunes queers. » On imagine alors qu’entendre toute la salle du Grand Théâtre Lumière scander « Vive les lesbiennes ! » lors de la première projection du film au Festival de Cannes a dû prendre une dimension cathartique.

PASSAGE DE RELAIS

C’est là que la rumeur d’un prix a commencé à circuler sur la Croisette. Djanis Bouzyani, qui était présent à Cannes pour un autre film, se rappelle : « Elle sait que j’adore la joueuse de tennis Serena Williams, alors elle m’a dit : “J’espère que je serai ta Serena Williams, que je vais gagner.” Je lui ai répondu : “T’as intérêt.” » Il y a eu d’abord la Queer Palm, obtenue le vendredi. Puis a eu lieu la cérémonie de clôture du Festival le samedi. Mais, ce matin-là, une panne générale paralyse la ville – il n’y a plus d’Internet ni de réseau téléphonique. Stress pour la cinéaste, qui pressent un Prix d’interprétation pour Nadia Melliti. Finalement, le réseau revient vers 15 heures, elle presse son actrice de se rapprocher de l’aéroport pour pouvoir vite prendre un avion vers Cannes. Ensuite Hafsia Herzi reçoit un texto de son distributeur : le film est rappelé. Elle raconte : « Jusqu’au dernier moment, impossible de savoir quel prix on aurait. On monte les marches, on s’assoit. Nadia a été escortée depuis l’aéroport, sinon elle ne serait pas arrivée à temps. Et là… magnifique, incroyable. C’était fort pour le personnage, la communauté, pour les jeunes concernés. Ce que Nadia a donné n’était pas évident : accepter ce film quand on n’a jamais joué. Parfois, je me disais : même comme actrice, je ne sais pas si j’y serais arrivée. »

En une seule petite année, en plus d’avoir été sacrée meilleure actrice aux César, Hafsia Herzi a signé un film déchirant tout en permettant l’émergence éclatante d’une comédienne sur laquelle on compte beaucoup. L’actrice-réalisatrice sera aussi bientôt à l’affiche du deuxième volet de Mektoub My Love d’Abdellatif Kechiche. « Je ne l’ai pas encore vu, et ça commence à faire loin, le tournage a eu lieu en 2018. Je ne sais même pas si je suis dedans ! » Elle a également tourné dans le nouveau film de Léa Mysius, Histoire de la nuit, adapté du roman de Laurent Mauvignier. «Je joue une femme dont le passé ressurgit soudain. On me propose souvent des personnages sombres. Mais j’aime parce que c’est complexe, il y a des choses à défendre.» Enfin, Hafsia Herzi mentionne une phrase qui revient souvent quand elle écrit ses films, qui saisissent souvent leurs personnages dans un moment suspendu : « Et la vie continue. » En l’écoutant, à la fois apaisée et assurée, on a l’impression que tout ce que promet cette année charnière est amené non seulement à se poursuivre, mais aussi à perdurer.