CANNES 2025 · Christian Petzold : « Le cinéma cherche souvent à proposer une vision verrouillée du monde. C’est assez révoltant ! »

D’une grâce folle, le film de l’Allemand Christian Petzold (« Ondine », « Le Ciel rouge »…), porté par Paula Beer, raconte l’histoire d’une jeune femme victime d’un accident de voiture, puis recueillie dans une famille de substitution où règnent les non-dits. Pour l’occasion, on a rencontré le cinéaste déjà lauréat de plusieurs prix à Berlin et Venise, sélectionné pour la première fois à la Quinzaine des cinéastes.


Miroirs No. 3
© Christian Schulz/Schramm Film

Depuis Ondine (2020), on a beaucoup fantasmé sur l’idée d’une trilogie qui aborderait les éléments – après l’eau, Le Ciel rouge (2023) était effectivement concerné par le feu. Dans ce contexte, où situeriez-vous Miroirs N°03 ?

Quand j’ai parlé de cette trilogie, je me suis senti obligé d’honorer ma parole – c’est lié à mon éducation protestante [il rit, ndlr]. Pendant le tournage de Miroirs, Paula Beer m’a donc demandé si le film faisait partie de cette trilogie et je me souviens lui avoir répondu : « Je ne sais pas. » Nous étions au nord de l’Allemagne, il y avait des orages incroyables qui dévastaient la région alors… après l’eau, après le feu, pourquoi pas l’air ?

L’air, ce sont peut-être aussi les fantômes du film. Vous êtes familier de cette figure fantastique…

Je crois que c’est toujours le cas au cinéma, qui privilégie des personnages en quête de ce qu’ils ont perdu – qu’il s’agisse de liberté, de travail, d’amour. La télévision montre des situations, quand le cinéma privilégie des processus. Dans Miroirs.., je pars d’une femme qui ne trouve plus sa place dans le monde et d’une famille qui cherche à se reconstituer autour d’elle.

Vous parliez de votre éducation religieuse, or je vois dans Miroirs N°3 un propos presque mystique sur la résurrection. Qu’en pensez-vous ?

Beaucoup cultivent le fantasme d’abandonner leur identité au profit d’une seconde peau, d’une seconde vie. Laura se voit offrir cette opportunité suite à son accident, au sens presque littéral. Après tout, c’est Betty [une femme témoin de son accident de voiture, qui accueille dans sa maison, située non loin de la petite route où s’est produit l’accident, ndlr] qui va lui donner son premier vélo ; Betty encore qui va lui apprendre à cuisiner. S’il y a résurrection dans le film, elle se joue à cet endroit.

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C’est peut-être votre film le plus minimaliste. Qu’est-ce qui motive chez vous une telle économie, là aussi d’une rigueur toute monacale ?

Le cinéma tel qu’il existe cherche souvent à tout décrire, tout expliquer, à proposer une vision, voire une interprétation verrouillée du monde. C’est assez révoltant ! Je pense à mon auteur préféré, Anton Tchekhov, dont les histoires semblent à la fois très simples et très compliquées. En ce qui concerne Miroirs…, j’avais d’abord l’impression de tourner un film très simple. Et sur la table de montage, j’ai réalisé que c’était finalement mon film le plus compliqué.

Que s’est-il passé au montage ?

Je collabore avec ma monteuse Bettina Böhler depuis 25 ans. Elle commence toujours une première version du film sans moi, tandis que je finis de tourner. Lorsqu’elle me la montre, c’est formidable car je suis soudain confronté à son interprétation de ce que je pensais tourner. Nous en discutons énormément. Lorsqu’on est jeune cinéaste, au contraire, on tient souvent mordicus à ce qu’on a écrit. On est prisonniers du scénario puis du découpage, de ce qu’on a prévu pour les comédiens. Le film, dans ces cas-là, devient comme un journal intime – et tel journal n’est pas fait pour être publié. Maurice Blanchot, qui en a publié plusieurs, a dit un jour : « Publier son journal intime, c’est comme observer la morve au creux de son mouchoir. »

L’économie passe aussi par les décors. Comme dans Le Ciel rouge, vous isolez vos personnages dans une maison en pleine nature. Qu’est-ce qui vous plaît dans ces espaces-là ?

Je pense aux contes des frères Grimm, où l’on perd son chemin et l’on se retrouve soudain devant une cabane dans les bois. C’est un lieu de recueillement, mais c’est aussi un lieu d’épouvante comme souvent dans les contes. J’ai cherché à retranscrire cette dualité dans Le Ciel rouge  et Miroirs…, où dans les deux cas il ne s’agit pas de maisons qu’on a « trouvées » mais de ruines qu’il a fallu reconstruire pour le tournage. Et s’il y a des maisons dans lesquelles on se sent à l’aise, il en est d’autres où règne un malaise – d’autres qui ont été très mal conçues, au sens architectural du terme. Ces maisons-là m’intéressent aussi !

Il y a une amusante dichotomie entre voiture et vélo dans le film. La première est assimilée à la mort, au capitalisme, tandis que vous adorez filmer des balades à vélo…

Sur le chemin de Cannes, je discutais du Tour de France avec les équipes des Films du Losange [qui distribuent le film, ndlr]. J’associe le vélo à la liberté, mais l’automobile me fascine tout autant. Dans Miroirs…, les voitures qui défilent au garage du père sont toutes américaines. La région où on l’a tourné, l’ancienne Allemagne de l’Ouest, a été sous influence américaine. On y trouve encore beaucoup de villages aux noms américains. Les gens rêvaient sincèrement des États-Unis comme une terre de liberté à l’époque, il y avait comme une mélancolie chez eux. Et selon moi, la région est toujours imprégnée de cette tristesse.

Vous collaborez avec les mêmes comédiens – sur ce film, tous ont déjà tourné au moins une fois avec vous…

L’idée du film est survenue sur le tournage du Ciel rouge. Nous étions assis autour d’une table, nous répétions une séquence et j’ai senti l’atmosphère très lourde. Les comédiens étaient angoissés par ce qu’on allait tourner. Pour les détendre, je leur ai raconté sans le savoir l’histoire de Miroirs

Quelle place tient cette fidélité dans votre travail avec elles et eux ?

J’ai collaboré à un documentaire sur l’architecte Hans Scharoun, qui a construit plusieurs écoles en Allemagne – en l’occurrence des écoles qui configuraient l’espace de façon moins autoritaire. On a d’ailleurs constaté qu’il s’y propageait moins de violence. Pour ma part, j’ai toujours voulu faire des films sans dicter aux comédiens ce qu’ils doivent faire. J’ai donc élaboré un rituel de tournage où l’on répète chaque matin sans l’équipe caméra, avant de tourner l’après-midi. Pour préparer la scène où chacun s’attable pour manger un gâteau, les comédiens ont passé 30 minutes à décider où ils allaient s’asseoir, car rien n’était déterminé au scénario ! Paradoxalement, j’ai l’impression de gagner beaucoup de temps avec cette méthode.

La fidélité va au-delà des comédiens chez vous, puisque vous êtes accompagné par la même société de production, Schramm Films, depuis vos débuts. Qu’est-ce que ça change ?

J’y fais un parallèle avec la vie sentimental. Si l’on tombe amoureux de quelqu’un, on lui apporte nos histoires, on lui fait visiter nos lieux favoris, mais on fait vite le tour. Et lorsqu’on abandonne cet amour, alors on répète la même chose avec une autre personne. Tandis que si l’on reste fidèle à la première, on est forcé, nécessairement, de se réinventer et d’aller plus loin. C’est la même chose pour mes collaborateurs, qui doivent trouver le moyen de se dépasser. Je m’ennuierais beaucoup plus si je collaborais avec des personnes différentes à chaque fois !

C’est intéressant, car votre cinéma semble pourtant basé sur la notion de répétition, de « variation » au sens presque musical du terme…

C’est vrai, et puis j’adore la musique, elle m’accompagne systématiquement quand j’écris. Mais je l’aime trop pour l’utiliser au cinéma ! Dans Miroirs, elle est très peu présente – si ce n’est le son du vent qui bourdonne. Ma scène préférée, c’est celle où Paula et Enno [Trebs] écoutent une chanson de Frankie Valli, qui ouvre pour eux l’horizon d’une potentielle affinité. C’était formidable, car cela fut une double révélation : pour les personnages comme pour les comédiens. Une réelle complicité s’établissait entre eux tout aussi bien, puisqu’ils se sont mis à rire. Ce n’était pas prévu, ils ont cru avoir raté la scène… or c’est exactement ce que je recherchais. Le plus drôle, c’est qu’ils m’ont boudé ensuite. Ils pensaient avoir été manipulés. Ce que je ne fais jamais d’habitude…

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